dimanche 17 janvier 2016

Quatrième bonbon

Après plusieurs années à la laisser traîner dans un tiroir, j'ai quasiment terminé l'écriture de l'histoire ! Du coup, j'ai commencé à la relire et je reposte/ publie les chapitres manquant au fur et à mesure. Bonne lecture !

– Je ne sais pas, hésita Mordigann. Si vous sortez les tables, vous devrez tout rentrer pour les clients de ce soir...
Aello et Inari prirent leur plus bel air suppliant. Inari laissa même apparaître une adorable queue touffue et deux oreilles duveteuses au milieu de ses mèches fluo.
– On rentrera tout dès que les clients du matin seront partis, commença le premier.
– Promis, tout sera prêt, renchérit le second.
Mordigann tira une longue bouffée de sa cigarette, pesant le pour et le contre.
– Alors ne sortez que les thés les plus chers et les gâteaux de Bernabé. Et doublez le prix de la demi-heure, rajouta-t-il après une seconde de réflexion.
Aello et Inari échappèrent un cri de joie, se frappèrent les mains en signe de victoire et détalèrent vers le grand salon.
– Il a dit oui !
Une exclamation enthousiaste se propagea parmi les pensionnaires, qui s’activèrent bientôt comme une fourmilière Les domestiques fantômes étaient encore en train de dresser les nappes et les jolis couverts dans la grande salle de réception. Ils restèrent pantois quand un cortège de créatures commença à venir ôter tables et chaises pour les emporter hors du grand salon.
Aello attrapa le dossier d’une chaise entre ses serres, et en saisit deux autres dans ses mains pour s’envoler avec. Inari et Purr soulevèrent une grande table, tandis que Lotis, se hissant hors de son bocal, se pencha pour vider un grand buffet de ses assiettes et plongea avec la vaisselle tout au fond de son bassin.
Il ressortit un instant plus tard, au milieu des flots tranquilles d’une belle rivière scintillante, sous des branches d’arbres parfumées. Les autres sortaient tour à tour d’un charmant cottage entouré par une merveilleuse forêt,  tenant tables et chaises qu’ils installaient dans l’herbe pour reproduire un adorable petit salon de jardin.
– Ça aurait été dommage de ne pas profiter d’un soleil pareil, s’amusa Bernabé en aidant Inari à déployer une jolie nappe sur une table en fer forgée.
– Surtout vu la clientèle de ce matin. Ils vont adorer.
Les pensionnaires s’activèrent pour donner à leur salon de jardin autant de charme et de coquetterie que la grande salle à l’intérieur de la maison. Il faisait agréablement beau et chaud pour la saison, si bien qu’ils avaient tous voulu pouvoir recevoir leurs clients sous le soleil plutôt que derrière les vitres de la maison. Ils eurent rapidement terminé, et après le mobilier, s’aidèrent les uns les autres pour sortir boissons et victuailles.
Flocon surveilla cette étape avec beaucoup d’intérêt. Les ailes sorties, il voletait au-dessus des autres sans vraiment comprendre ce que signifiait tout ce remue-ménage. Il avait voulu regagner le salon rouge, comme tous les matins, pour attendre des clients ou des rendez-vous. Mais il l’avait trouvé désert. Fauteuils, perchoirs, bocal, tout était vide, et il n’avait pas vu la moindre trace des autres.
En revanche, il avait vite remarqué cette nouvelle porte qui était tout à coup apparue, et n’avait pas hésité longtemps avant d’aller visiter ce qui se trouvait derrière. Les autres pensionnaires étaient tous réunis là, dans une grande salle de réception pleine d’alcôves et de coin feutrés. C’était alors qu’Inari et Aello avaient déboulé.
Penchant la tête sur le côté, la jeune fée vint sagement s’agenouiller au bord de la petite rivière qui longeait le salon d’extérieur. Lotis y barbotait, dans un petit gouffre où l’eau semblait aussi bleue que le ciel. La rivière venait directement des montagnes enneigées que l’on voyait tout proche, et l’eau avait la fraîcheur et la pureté de la neige tout juste fondue.
Laè était assis sur un rocher, laissant filer ses pieds dans l’eau. Il sourit à Flocon en le voyant arriver. Après l’incident de l’avant-veille et l’esclandre avec Mordigann, la vie avait repris son cours comme si de rien n’était. Mordigann et Laè s’étaient soigneusement ignorés, et le Selkie avait rejoint les autres pensionnaires qui s’étaient abstenus de tout commentaire.
Intrigué par l’agitation qui secouait la maison, Flocon pencha la tête sur le côté et pointa les autres du doigt pour réclamer des explications. Laè et Lotis échangèrent un regard surpris, puis embarrassé.
– Mordigann ne te l’a pas dis, quand tu as signé ton contrat… ?
La fée battit des cils en signe de négation, ne voyant pas où ils voulaient en venir. En quoi son contrat avait quelque chose à voir avec la grande salle de réception, des chaises en fer forgé et des nappes en dentelle ?
De nouveau, le Selkie et la sirène échangèrent un regard, l’un perché sur son rocher, l’autre accoudé sur la rive du cours d’eau.
– La maison Fancy Candies est une maison d’hôte, il te l’a dit, non ? tenta Laè avec un peu de gêne.
Flocon pencha la tête de l’autre côté.
Lotis, plus terre à terre, ne s’embarrassa pas de la pudeur du Selkie. Il avait plus ou moins compris le détail qui échappait à la jeune fée.
– Coucher avec les clients, c’est une toute petite partie du contrat, dit-il en haussant les épaules. À la base, on doit leur faire passer un bon moment, les faire boire, discuter….
– Mordigann t’avait trouvé des clients ces derniers jours, continua Laè en faisant de son mieux pour prononcer son nom sans grimacer. Mais normalement, on alterne entre les deux. Un jour dans le petit salon, un jour dans le grand…
– Le petit, c’est pour les rendez-vous privé. Mais le grand, c’est ouvert à tous, renchérit Lotis.
Flocon cligna plusieurs fois des yeux, abasourdi.
Choqué, même. Il fixa les deux créatures aquatiques d’un air choqué.
Discuter ? Faire passer un bon moment ? Sans rien faire d’autre ? Autour d’une table et d’une tasse de thé ? Il n’avait pas signé pour ça. Il n’imaginait même pas une situation plus horrible. Il ouvrit grand la bouche, traumatisé.
Il aurait probablement fait un esclandre, lui, si Bernabé n’avait pas soudain annoncé à voix haute qu’il avait besoin d’aide pour aller chercher les gâteaux. Flocon fusa comme une étoile filante, ne laissant derrière lui qu’une traînée de paillettes.
–Tu crois qu’il s’en remettra ? s’inquiéta Laè avec une grimace.
Lotis haussa les épaules avant de replonger dans l’eau.
– Il ne l’a pas si mal pris que ça. C’est une fée des neiges. Il s’y fera.

Les pensionnaires se préparaient tous ensemble à accueillir les premiers visiteurs. Dans la journée, la clientèle était majoritairement féminine, et presque exclusivement positive. Fées marraines en goguettes après une sortie shopping, épouses délaissées, créatures des bois en plein ennui, elles étaient toutes différentes mais ne venaient que dans un seul but, profiter de la bonne compagnie de la maison pour passer un moment agréable entre amies.
Les créatures plus étranges ne venaient qu’à la nuit tombée. Les pensionnaires échangeaient alors –le plus souvent avec grand plaisir-, le salon froufroutant pour une salle plus adapté, les thés et les gâteaux contre des boissons plus fortes, les discussions polies et galantes par une autre forme de séduction.
Mais la clientèle de la journée avait le droit à autant d’égard que celle du soir, et les tarifs n’en étaient pas moins chers. Avec la promesse d’un splendide soleil et d’une petite forêt enchanteresse, finalement, Mordigann ne voyait pas pourquoi il aurait refusé cette occasion d’augmenter le bénéfice.
Il s’alluma une cigarette sur le seuil du petit cottage, observant sa fourmilière merveilleuse pépier et s’agiter au milieu des arbres. Ils allaient faire un bon chiffre, aujourd’hui, il en était persuadé. Il apperçut Aello en train d’accrocher une guirlande à une branche, et le héla un instant.
– Aello, tu peux venir une minute ? J’ai reçu de nouvelles demandes de rendez-vous pour toi.
La harpie fronça les sourcils en retouchant terre. Il s’élança d’un coup de talon pour s’approcher à tire-d’aile de son patron.
– Encore des nouveaux ? dit-il en arrivant à sa hauteur. J’sais pas, j’en ai déjà beaucoup…
Mordigann lui tendit un petit dossier qu’Aello s’empressa d’ouvrir, contemplant longuement les portraits de ses potentiels futurs clients.
– Mmh… lui il est mignon, indiqua-t-il du bout de la griffe, mais les autres…
– Viens avec moi, on sera plus au calme, soupira Mordigann alors que retentissaient les cris outragés de Bernabé. Au fait… Laè est venu ?
Il avait lâché sa question l’air de rien alors qu’ils passaient le seuil de la maison, sans même lancer un regard aux pensionnaires pour tenter d’apercevoir par lui-même le Selkie. Aello hésita un instant, diplomate.
– Il est à la rivière avec Lotis…
Mordigann se contenta d’hocher la tête, en marmonnant un vague « parfait ». Il disparut avec Aello en direction de son bureau, manquant de peu de croiser Elendil qui se réveillait à peine.


L’elfe au charme solaire n’était pas dans son meilleur jour. Ses cheveux étaient emmêlés autour de la tiare dorée qui ne quittait jamais son front, l’un de ses anneaux manquait dans ses longues oreilles pointues, et surtout, comble de la disgrâce, deux poches boursouflées ternissaient l’éclat de ses flamboyants yeux turquoise. Personne ne fit vraiment attention à lui, pourtant, et il s’emmitoufla dans sa robe de chambre en velours pour se cacher de la luminosité à l’ombre d’une branche, ne s’éloignant pas du seuil du cottage.
– Qu’est ce qu’il se passe ? bâilla-t-il en plissant difficilement les yeux.
Purr, qui passait devant la porte chargé de deux chaises, s’arrêta pour lui lancer un sourire lumineux. Le loup-garou, lui, s’était levé en pleine forme. Sa tignasse ébouriffée –et récemment raccourcie– prenait sous le soleil de jolis reflets roux que rehaussaient ses yeux fauves. Elendil grimaça, sa propre mauvaise humeur éblouie par l’écœurante joie de vivre qui transpirait du lycan.
– Mordy a dit qu’on pouvait ouvrir dehors, aujourd’hui !
L’elfe renifla, pensif. Puis il serra un peu plus le col de sa robe de chambre autour de lui.
– Dehors… quelque chose qui brille, alors, maugréa-t-il dans sa barbe.
Quand il revint, une demi-heure plus tard, il s’était complétement métamorphosé.
Les premières clientes étaient arrivées, guidées à travers le hall, puis le grand salon vide, jusqu’au ravissant jardin où les attendaient leurs hôtes. Elles n’étaient pas plus d’une dizaine, certaines venues en groupe, la plupart avec des paquets sous leurs bras. Elles avaient pour habitude de terminer leurs sorties en ville par un thé et quelques douceurs en compagnie des pensionnaires de la Fancy Candies. Ces derniers les accueillirent avec délice, et l’une d’elle, une timide apprentie magicienne, rougissant sous son grand chapeau pointu brodé d’or, s’esquiva rapidement au bras d’Inari le kitsune.
Les autres furent invitées à prendre place, et ce fut au milieu des rires et des discussions polies que le roi Elendil fit son entrée.
Sa chevelure était souple et fluide dans son dos, rehaussée par un bijou d’or et de saphir. Il avait un teint de pêche et des yeux à l’éclat parfait, aérien et agile, aussi charmeur que sûr de lui. Il émanait de lui un charme solaire, ou plutôt céleste ; il semblait briller, comme la pleine lune, mais n’en avait pas la froideur, chaud comme le soleil du printemps. Il avait la peau nacrée et les cheveux blonds comme le sable, presque beiges sur son gilet de brocard bleu. Elendil savait comment concilier sa profusion de bijoux elfiques avec des tenues élégantes et raffinées, assortissant pantalons, chemises, vestons avec les pierres de sa tiare, de ses boutons de manchette ou de ses nombreux bracelets.
Sitôt apparut, il monopolisa bientôt l’attention, roi au milieu de sa cour d’admiratrices, courtisé de toute part alors qu’il était le courtisant. Sa mauvaise humeur matinale miraculeusement envolée, il distribua baisemains et sourires comme d’autres distribuaient des fleurs. Cela fit grimacer quelques pensionnaires, mais chacun retrouva sa clientèle en peu de temps.
Deux jeunes femmes restèrent sur le seuil de la chaumière, en grande discussion. L’une en robe champignon, avec un grand chapeau rond tout en nuance de roses, l’autre élégante dans ses dentelles pastel, il s’agissait de deux grandes fées, marraines de princesses quelconques dans un royaume lointain, qui passaient chaque semaine prendre un thé à la Fancy Candies, toujours en compagnie du même hôte.
Bernabé était leur favori, pas seulement pour ses délicieux gâteaux –que Mordigann ne se gênait pas de vendre à prix d’or en arguant qu’ils étaient fait maison-, mais aussi pour sa douceur permanente et sa grande sagesse. Le centaure était un hôte d’exception, courtois, prévenant, raffiné, un joyau parmi son peuple que certaines clientes s’arrachaient.
Mais Bernabé était occupé ailleurs, avec une autre fée à fouetter.
Le centaure tentait tant bien que mal d’apporter une nouvelle fournée de douceurs qui sortaient à peine du four. Poussant devant lui sa petite desserte garnie, il la protégeait à grand coup de mains et de queue de la fée vorace qui lui tournait autour.
Flocon, chassé comme un gros moustique, changea de tactique et voleta à hauteur de la grande tête de Bernabé pour lui faire les yeux doux. Mais le centaure resta inflexible.
– Non, Flocon, je t’en ai déjà donné un et tu l’as englouti sur le champ ! Ils ne sont pas tous pour toi, ces gâteaux !
Flocon afficha son plus bel air meurtri, qui serra un instant le cœur du centaure. Mais il commençait à connaître les techniques fourbes de la jeune fée, et fit de son mieux pour ne pas se laisser apitoyer.
– Viens t’asseoir à table avec moi, et tu en auras d’autres.
Flocon ne se fit pas prier.
Les deux fées marraines les accueillirent avec joie et laissèrent le centaure leur servir le thé. Puis Bernabé replia ses longues jambes et s’assit lui aussi devant la jolie table. Même assis dans l’herbe, il restait assez grand pour donner l’impression d’être simplement installé sur une chaise. Flocon, plus timide, grimpa sur un fauteuil pour s’y agenouiller sagement. Il gratifia les deux marraines d’un signe de tête poli, mais ses objectifs étaient clairs et son regard restait rivé sur le plateau garni de cupcakes que Bernabé venait de déposer à table.
Ce dernier poussa un soupir las, et consentit à baisser les armes, avant tout pour faire rire ses deux charmantes invitées.
– C’est drôle, remarqua l’une d’entre elles. Je croyais que les petites fées devaient éviter de manger du sucre ?
– C’est seulement pour les fées des bois, ma chérie. Sinon elles deviennent mauvaises. Mais lui, regarde-le, c’est une adorable petite fée des glaces !
Adorable, Bernabé n’en aurait pas dit autant, et il se demandait si le sucre n’avait pas un effet tout aussi pervers sur les fées des neiges que sur les fées des bois. Ça aurait expliqué quelques petites choses sur le surprenant caractère de Flocon. Mais il ne chercha pas plus loin, surtout devant les grands yeux humides que lui faisait ce dernier pour l’amadouer, les mains serrées sur son ventre comme un affamé.
– Si tu rétrécissais, tu aurais l’impression qu’il est beaucoup plus gros et tu pourrais le manger plus longtemps, fit remarqué Bernabé en lui tendant un cupcake.
Flocon le fixa, puis fixa le gâteau, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés. Il avait la tête ahurie de quelqu’un qui venait d’avoir une illumination. Son sourire s’élargit presque dangereusement et il s’empressa de voler le gâteau pour disparaître dans une pluie de poussière.
Ce fut au tour de Bernabé, de cligner des yeux. Il savait que Flocon pouvait changer de taille, mais s’évaporer comme ça ? Voilà un don qu’il ne lui connaissait pas.
Il eut le bienvenu réflexe de baisser les yeux vers l’endroit où se tenait la fée une seconde plus tôt. Il put constater qu’en effet, Flocon ne savait pas disparaître en un clin d’œil. La malheureuse fée gisait dans l’herbe, et gesticulait sous le gâteau qui l’écrasait, devenu bien trop lourd pour son petit corps léger.
Bernabé poussa un long, très long soupir.
D’une main, le centaure ramassa Flocon pour le percher sur son épaule, et saisit de l’autre le gâteau qu’il épousseta légèrement. Il déposa les deux sur une petite assiette vide, laissant à Flocon le temps de se remettre. Encore tout étourdi, l’intéressé secoua vigoureusement la tête, et se rua dès qu’il le put sur le cupcake qui lui devait désormais lui sembler énorme ; à tel point qu’il disparut dans la crème du gâteau comme un ver dans un fruit.
Les deux grandes fées, qui n’avaient rien perdu de toute la scène, ne purent plus se retenir et éclatèrent de rire. Bernabé, lui, se contenta de pousser un énième soupir.
Flocon mit une bonne demi-heure à terminer son cupcake géant. Il en ressortit trop vite à son goût, les cheveux englués de crème rose, et s’empiffra goulûment du gâteau en manquant plusieurs fois de s’étouffer avec d’énormes miettes. Le centaure était un cuisinier hors pair. Il maîtrisait l’art du sucré avec un talent rare. Flocon se serait vendu pour la moindre de ses pâtisseries, et il savoura celle-ci avec un plaisir tout particulier.
Il se fichait bien des conversations que pouvaient tenir les grosses voix autour de lui. Assis en tailleur sur le bord d’une coupelle et le dos appuyé à la porcelaine d’une tasse, il terminait son dernier gros bout à grands coups de dents, et se morfondait déjà de le voir disparaître.
Il s’étonnait un peu de voir que le gâteau géant avait réussi à caller son désormais minuscule appétit. Il aurait bien dévoré un second gâteau si on le lui avait proposé, mais par pure gourmandise, et non par réelle envie. Par-delà les nappes longues comme des pays et les immenses théières, les autres pensionnaires avaient l’air occupé et aucun ne voudrait sans doute lui accorder un peu d’attention. Croquant dans son morceau parfumé, Flocon resta songeur, presque boudeur.
Il n’y avait quasiment que des filles parmi les clients qui accaparaient ses camarades. Lui, il n’aimait pas vraiment ça. Il ne savait même pas vraiment pourquoi, d’ailleurs. Il ne souvenait pas en avoir rencontré beaucoup. Il préférait la compagnie des garçons, et ne cherchait pas plus loin.
Les grandes fées qui discutaient avec Bernabé semblaient ravies par sa présence, et ne cessaient de lui lancer des coups d’oeils attendris. Il n’aimait pas trop ça non plus, et redoutait un peu ces lointaines grandes cousines. Elles étaient peut-être bonnes avec les princesses, mais son père l’avait mis garde : il n’y avait pas plus roublardes que les fées marraines. Elles étaient capables de tout pour trouver une bonne place à leurs petites protégées. Leur réputation en dépendait.
Bernabé, lui, ne se laissait pas décontenancer et faisait preuve de son éternelle galanterie. Ses dents blanches illuminaient ses sourires et il ne manquait jamais d’attentions ou de compliments. S’il n’avait pas été un centaure, il aurait certainement renvoyé le solaire Elendil au second rang des hôtes de la maison.
Un peu jaloux, Flocon aurait bien aimé s’envoler pour se cacher dans les cheveux du centaure et lui réclamer un peu d’attention. Mais il avait peur de fâcher Bernabé s’il l’interrompait de la sorte, et il préféra donc croquer dans son gâteau d’un air contrarié.
Mordigann avait oublié de lui parler de ce détail quand il avait signé le contrat. Quand il l’avait fait, Flocon était alors persuadé que la Fancy Candies était… un autre genre de maison d’hôte. Mais d’un autre côté, ça expliquait la profusion de bons gâteaux qu’il pouvait trouver à manger.
Tout à sa bouderie, il n’entendit pas l’une des grandes fées pousser un petit cri et se pencher précipitamment sous la table.
– … jolies chaussures ! Oh, quelle maladroite !
Bernabé se redressa sur ses quatre pattes pour appeler un domestique fantôme, faisant légèrement trembler la table, et sortant Flocon de ses pensées. Quand il redressa la tête de son gros bout de gâteau, il faillit être décapité par un énorme escarpin rouge verni, agrémenté de pétales de roses et de broderies dorées. Une grosse coulée de thé sombre les avait tâchés.
– Laissez, Bernabé, rasseyez-vous, j’ai de quoi sauver ce désastre, intervint la seconde fée en saisissant la chaussure sinistrée.
Le centaure se rassit avec un brin de perplexité, mais déjà, la grande fée ouvrait un grand sac pour en sortir un trèfle à quatre feuilles. Elle posa la chaussure dans l’herbe et lança le trèfle dans les airs, avec quelques gouttes d’eau qui scintillèrent dans un rayon de soleil.
– Mes Leprechaun de compagnies s’ennuient terriblement à la maison, ils seront ravis de réparer ça.
Intrigué, Flocon serra son gros bout de gâteau dans les bras et s’envola au-dessus de la table pour avoir un meilleur point de vue.
La chaussure gisait sur le sol, la tâche sombre semblant s’étendre sur le cuir verni. Et puis, tout à coup, un grand haut de forme vert écarta un brin d’herbe, escalada le talon et sauta à l’intérieur du soulier. Puis une tignasse rousse grimpa sur le bout pointu de la chaussure, alors que deux paires de pieds apportaient une grande boîte remplie d’outils en tout genre.
Flocon pencha la tête, intrigué, et vint se poser sur l’épaule de Bernabé. Ce dernier lui sourit, comprenant son désarroi.
– Ce sont des Leprechaun, lui expliqua-t-il aussitôt. Un peu comme des lutins.
– Des cordonniers hors pair, s’enthousiasma l’une des fées en regardant les rouquins miniatures à l’œuvre.
– Ils auront vite terminé, compléta l’autre. Peut-être qu’après, cette charmante petite fée pourrait les distraire un peu ? Ils s’ennuient vraiment à la maison, ils voudraient rencontrer du monde. Mais les petites créatures sont si craintives…
Bernabé sembla hésitant, et jeta un coup d’œil discret à Flocon, qui restait impassible sur son épaule. Le centaure avait une sorte de… mauvais pressentiment. Les grandes fées ne devaient pas se douter du genre de distraction que Flocon était capable d’apporter, quand il en avait envie. Et à voir la façon captivée dont il contemplait les garçons miniatures, il craignait qu’il ne soit déjà trop tard.
– Oui… tu pourrais peut-être… aller jouer avec eux… ? tenta-t-il doucement en pesant ses mots.
Flocon lui lança un regard plein de candeur et d’innocence, le fixant de ses grands yeux sombres.
– Formidable ! dit l’une des fées avec la bouche en cœur. Mettez leur note sur mon ardoise !
Flocon les ignorait déjà, pour décoller en direction de la chaussure.
Les Leprechaun avaient en effet fait disparaître la tâche désastreuse avec une vitesse impressionnante. Ils sortaient de leur grande boîte tout un tas de fioles et d’outils qu’ils se passaient à la chaîne pour réparer le cuir verni et lui rendre son lustre et son brillant.
Ils étaient quatre, la chevelure flamboyante, le minois constellé de tâches de rousseurs. Ils chantonnaient en travaillant, jeunes et souriants, plein de vie. Ils portaient de drôles de costumes, d’un beau vert chatoyant, et deux d’entre eux arboraient un grand chapeau à larges bords.
Flocon se posa tout près d’eux, s’agenouillant sur la racine d’un arbre.
L’un d’eux le remarqua, et abandonna peu à peu son ouvrage, sautant de la chaussure pour s’approcher de la fée.
– Hey, bonjour ! Tu veux venir nous aider ?
Un second redressa la tête, et fronça les sourcils d’un air contrarié. Il sauta près de son camarade pour le retenir par les épaules.
– Méfie-toi… c’est une fée des neiges…
– On dit pas une fée des glaces ? dit un troisième avec une grande aiguille nonchalamment posée sur l’épaule.
Le quatrième, étourdi, réalisa soudain que ses amis n’étaient plus là, ouvrit la bouche en un « oh » surpris, et s’empressa de les rejoindre en sautillant.
Flocon pencha la tête, battant des cils, dévisagé par quatre paires d’yeux verts amicaux, méfiants, curieux et émerveillés.
Il s’envola de sa racine pour voleter autour d’eux, les inondant d’une pluie de paillettes qui firent rire trois Leprechaun et éternuer le plus sceptique. Il n’avait jamais vu des cheveux d’une couleur aussi vive. Cédant à la curiosité, il se posa dans leur dos et enfouit les doigts dans la tignasse écarlate du premier des garçons qui s’était approché de lui. Ce dernier rit de plus belle, rentrant la tête dans les épaules.
– Il a pas l’air très dangereux pour une fée glacée !
Un autre s’approcha, hésitant.
 – C’est la première fois que j’en vois une… elle est jolie…
– On doit dire il, non ? C’est un garçon.
Mais le grincheux intervint, et écarta Flocon sans ménagement, s’interposant entre lui et ses camarades. Il avait l’œil sévère, et un léger voile de barbe qui commençait à pousser sur ses joues, qui lui donnait aux yeux de la jeune fée un charme inédit. Ils faisaient la même taille, ou plutôt la même échelle, le rouquin le dépassant d’une courte tête.
– Bas les pattes, toi, je te vois venir ! Tu nous fais du gringue avec tes grands cils, mais…
Le Leprechaun s’interrompit soudain, pour avoir toute une succession de réactions désordonnées. Tour à tour, il décroisa les bras, manqua de s’étrangler, ouvrit de grands yeux surpris, agita les mains.
Flocon s’était hissé sur la pointe des pieds pour lui donner un adorable baiser.
Le méfiant miniature devint aussi rouge que sa chevelure et n’osa plus rien dire, oubliant soudain toute sa prudence et ses protestations.
Ravi, Flocon s’écarta doucement, joignant les mains derrière son dos pour lui offrir un lumineux sourire. Achevé par ce coup fatal, le Leprechaun en resta les bras ballants.
La fée s’envola brusquement et l’emporta dans ses bras.
Les autres se regardèrent, la bouche bée, avant de pousser un cri de surprise et de se précipiter à leur poursuite, s’imaginant déjà le pire.
Pourtant, étonnamment, le plus grincheux était aussi le moins farouche.
Du moins, il ne protesta pas quand Flocon chercha à défaire les boutons dorés de son beau vêtement, et préféra plutôt continuer de l’embrasser avec ferveur. Absolument ravi, la fée en profita, rangea ses grandes ailes et fit basculer le Leprechaun dans l’herbe pour le chevaucher joyeusement.
Flocon ne l’avait pas amené très loin, juste de l’autre côté du grand arbre, caché dans une grotte naturelle sous une énorme racine. Personne ne les verrait, et ils étaient tranquilles dans ce nid douillet d’humidité et de verdure. Il se demandait juste si ça serait assez grand pour cinq. Sans doute que oui.
Il fallait qu’il profite de son grincheux avant que les autres n’arrivent, pour être sûr que ce qu’ils verraient leur donnerait envie de venir jouer aussi.
La fée darda sa langue rose pour se lécher les babines. Puis l’occupa à autre chose.

– J’espère qu’elle ne se demandera pas pourquoi c’était plus cher qu’un rendez-vous normal, soupira Bernabé en regardant partir ses deux clientes.
Aello haussa les épaules.
– Elle se dira que c’est le tarif pour quatre qui fait ça…
Les Leprechaun étaient revenus tardivement rejoindre leur maîtresse, étrangement essoufflés, rougissants, et un poil débraillés. Ils avaient dû courir dans l’herbe et s’y rouler, s’amuser comme des petits fous pour revenir aussi fatigués. C’était ce qu’en avaient conclu les deux fées marraines.
Bernabé ne voulait pas savoir.
– Et Flocon… ? dit-il d’un ton blasé.
– Je l’ai vu voler vers la rivière, il doit avoir besoin de faire un brin de toilette, s’amusa Aello.
Il était loin de partager la lassitude de son camarade. Lui, ça le faisait plutôt rire, que les airs innocents de la fée candide aient réussi à faire succomber quatre Leprechaun en même temps. À sa place, il n’aurait pas non plus hésité à sauter sur l’occasion. Quatre vigoureux artisans…
– … D’ailleurs, je vais aller le voir, il doit avoir besoin d’aide, dit Aello avant de s’envoler à tire d’aile.
Bernabé le regarda s’éloigner d’un air sceptique. Il devait surtout brûler de curiosité et mourir d’envie que la fée lui raconte ce qu’il s’était passé. Dans les moindres détails.
Cette simple idée le fit grimacer. Il soupira et roula des yeux, avant d’aller aider les autres pensionnaires à tout ranger. Maintenant que les derniers clients étaient partis, il fallait que tout soit prêt pour le prochain service.

La nuit avait fini par tomber dans le bureau de Mordigann. La petite pièce, d'ordinaire dorée comme un morceau d'ambre, devenait la nuit bleue et sombre comme un lapis. Les rayons blancs de la lune remplaçaient le miel du soleil à travers les carreaux jaunes des fenêtres.
Mordigann travaillait dans le noir, noir comme ses yeux, noir comme son encre. L'obscurité n'était pas un problème pour lui, il s'y sentait même beaucoup mieux. Elle l'enveloppait, protectrice et rassurante.
Il l’atténua un très court instant en allumant une cigarette. Mais le bout rougeoyant se fondait lui aussi dans les ténèbres bleues de la pièce.
Mordigann referma son livre de compte pour le ranger dans un tiroir. Il avait voulu être certain de tout et avait tout vérifié une seconde fois, au cas où, pour être sûr.
Mais non, il ne s'était pas trompé, tout était tel qu'il l'avait pensé. Pour son plus grand désarroi.
Et ce n'était plus qu'une question de semaine avant la venue du croque-mitaine.

1 commentaire:

  1. <3 <3 <3 Super !! Quel coquin cette petite fée sucrée, glacée ! Sous un air d'innocence <3 le gourmand ! Cerise Cherry

    RépondreSupprimer

Laisser un pourboire :