mardi 13 décembre 2016

Cinquième bonbon

Purr ramena les genoux vers lui, un peu gêné par son jean qui le serrait trop pour l’empêcher de se recroqueviller comme il l’aurait voulu. Il jeta à Flocon un petit regard hésitant.
– J’sais pas trop… c’est peut-être pas une bonne idée…
Flocon s’agenouilla face à lui sur les draps écarlates, l’air ingénu et la moue curieuse.
La chambre de Purr était étonnamment spacieuse. Haute de plafond, vaste et sombre, obscure comme une cathédrale plongée dans la nuit. Les murs de pierres se fondaient dans les ténèbres, disparaissaient parfois sous des fers aux formes étranges ou de grands coffres scellés. Il y avait tout un tas d’accessoires dans la chambre du lycan, des objets bizarres, noirs, tarabiscotés. De fer, de cuir ou de latex, la plupart se distinguaient à peine dans les recoins sombres de la pièce.
Lui, il aimait bien l’ambiance de sa chambre. Il avait choisi lui-même le grand lit à baldaquin écarlate, il changeait lui-même les bougies ambrées sur les longs chandeliers. D’épais rideaux couleur rubis entouraient l’épaisse armature de bois sculpté, attaché par des cordes sanguines. Les coussins et les draps étaient somptueux, en soie, brillants, soyeux, aussi rouges que la lune ronde qui. Derrière la fenêtre, sa lueur découpait la silhouette d’un vieux château en ruine qu’il s’était promis d’explorer un jour.
Les autres disaient que Purr était aussi doux et gentil que sa chambre était lugubre. Mais la pièce correspondait assez bien à sa fonction première, accueillir un lycan aux goûts étranges et ses hôtes particuliers.
Flocon se pencha tout doucement sur lui pour poser les mains sur ses genoux. Purr rougit et le laissa approcher, frissonnant au simple contact des doigts blancs à travers la toile épaisse de ses vêtements.
Trop. Sensible.
Il glapit, et rentra la tête dans les épaules.
Il savait pourtant que Flocon n’était pas farouche. La fée s’était même empressée de venir à son aide. Mais ça le gênait toujours d’entraîner ses amis là-dedans. Il sollicitait souvent Inari ou Laè, parfois même Mordy. Ceux dont il était le plus proche.
Flocon… il était proche de lui aussi, et Purr l’aimait beaucoup, mais il redevenait timide en sa présence.
Pourtant, quand la fée lui sourit, l’appréhension de Purr disparut un peu, sans pour autant transformer sa grimace en vrai sourire. Il déroula les jambes, et vint s’agenouiller lui aussi, les joues roses. Flocon était toujours aussi joli. Il avait passé ses longues mèches torsadées par-dessus l’épaule, un joli peigne en cristal dans les cheveux, sa peau laiteuse entortillée dans de la soie vaporeuse.
Il fit le premier pas à la place du lycan. Les mains sagement posées sur les genoux, il tendit le cou pour venir appuyer ses lèvres contre les siennes. Purr ferma doucement les yeux. Il glissa les doigts tout contre sa nuque délicate, sa langue frôlant maladroitement celle de la fée avant de prendre plus d’assurance.
Il aurait pensé qu’avec tout le sucre que mangeait Flocon à longueur de journée, ses baisers auraient eu le goût de la glace à la fraise ou de la chantilly. Mais en fait, ils avaient juste… le goût de Flocon.
Qui portait mal son nom, d’ailleurs, parce qu’il était étonnamment chaud pour une fée des neiges. Et il avait les épaules rondes, et la peau douce, comme une pêche réchauffée par le soleil d’été.
Les doigts minces de la fée vinrent tâtonner sur son torse, pour défaire un à un les boutons de sa chemise, sans rompre leurs baisers. Purr, revigoré, caressa avec envie la nuque fragile, les omoplates délicates, le dos souple de Flocon. Il faisait chaud, soudain, dans la chambre obscure et humide. Chaud comme les longues caresses que lui prodiguèrent les paumes de Flocon, quand elles se posèrent sur les muscles de son torse.
Purr avait mis un peu de temps à admettre que la timide et jolie fée qu’il avait accidentellement sauvé d’un bocal n’était pas du tout innocente. Flocon était très loin d’être aussi ingénu que ce qu’il voulait bien laisser croire, n’avait de pur et de candide que les airs sur son visage et ses grands sourires.
Mais quand il y réfléchissait… Purr savait qu’on pensait la même chose de lui.
On le prenait pour un jeune homme un peu stupide et impulsif, un doux rêveur, un gentil chiot docile et fidèle.
On avait oublié qu’il pouvait mordre. Qu’il était un loup, et pas un chien de compagnie. Un loup plein d’appétit…
Et la langue de Flocon entre ses lèvres ne faisait qu’attiser ce dit appétit. Purr avait très envie de chair fraiche.
Il allait renverser la fée sur les draps écarlates. Mordre sa chair blanche et se frayer un chemin en elle, le faire gémir, se tortiller, lui montrer quel loup puissant et terrible il était.
Il le savait, Flocon ne demandait que ça. Être écrasé par un corps chaud, plaqué contre le matelas, s’accrocher à des muscles puissants, sentir un membre turgescent forcer son entrée et le…
Purr couina piteusement contre les lèvres de la fée, qu’il attrapa par les épaules pour la repousser. Flocon le fixa en clignant des yeux, abasourdi par l’air penaud du lycan.
– J’peux pas, glapit le loup.
Il avait les oreilles basses et la queue entre les jambes.
Flocon le contempla longuement, avant de pousser un très léger soupir et de poser la main contre sa joue, compréhensif.
La grande queue de Purr fouettait nerveusement l’air, apparue sans crier gare, trahissant la nervosité du jeune loup. Il tremblait un peu et s’était ratatiné sur ses genoux, secoué par une excitation qui n’avait rien à voir avec l’assurance qu’il affichait un peu plus tôt.
Flocon le comprenait, évidemment. Il avait exactement les mêmes désirs. Ca rassurait un peu Purr, et le mortifiait en même temps. Il se sentait stupide, idiot d’y avoir seulement cru une seconde. Il n’avait même pas de poil. Il avait beau rêver de devenir un puissant mâle alpha, il n’était encore qu’un malheureux louveteau imberbe, un loup bêta de rien du tout, même pas capable de résister à ses chaleurs.
– J’ai pas envie d’ça, chouina piteusement le lycan. J’veux…
Un loup, un vrai, pour le remettre à sa place. Il en frémissait rien que d’y penser. C’était étrange que ses chaleurs l’aient pris si brusquement. Il avait passé la nuit blotti dans le giron de Laè et soudain, un frisson étrange lui avait chatouillé l’échine, et il s’était réfugié à quatre pattes dans sa propre chambre pour s’y claquemurer.
Flocon lui sourit timidement, caressant ses joues pour le rassurer. Son regard parlait pour lui. Il ne lui en voulait pas, non, comprenait tout à fait. Il n’en mènerait sûrement pas large si on lui demandait du jour au lendemain de devenir dominant. Il ne voyait sans doute même pas pourquoi ça titillait autant Purr, de pouvoir être capable de passer de l’autre côté du matelas.
Néanmoins… il restait quelque chose à régler, avait l’air de dire la petite moue que faisait la fée en se mordant le coin de la lèvre.
– Uh ? fit Purr en surprenant cette mimique.
Il n’eut pas le temps de protester, repoussé dans les draps par une fée autoritaire, qui déposa des baisers aussi chauds qu’une pluie d’été le long des muscles lisses de son torse. Le loup tenta vainement de protéger, mais se retrouva bien vite à se tortiller sur les draps en glapissant de surprise et de plaisir à la fois.
La langue de Flocon était un peu râpeuse, surtout sur une partie aussi sensible de son anatomie. Mais le contact aussi humide que chaud eut tôt fait de lui soutirer de torrides gémissements. Flocon pouffa, ravi, et l’avala avec gourmandise, tandis que le lycan se cambrait sur les draps en balbutiant des protestations incohérentes.



Quand ils revinrent au salon un peu après, et qu’Inari leur tendit avec amitié deux bâtonnets de glace à l’eau, Purr s’empourpra brusquement et Flocon rafla les deux rafraichissements avec un sourire candide.
L’excitation fébrile de Purr était un peu retombée. Elle le laisserait tranquille pendant quelques heures. Les autres pensionnaires ne se doutaient de rien et continuèrent leurs conversations comme si de rien n’était. Il n’y avait que Flocon qu’il avait osé mettre dans la confidence, parce qu’il était certain que la fée ne trahirait pas son secret.
Purr s’assit piteusement sur le canapé, coinçant les mains entre les genoux. Il avait tant bien que mal réussi à faire disparaître sa queue et ses oreilles de loup, pour ne pas trahir son état. Les autres étaient habitués à ses périodes de chaleur, mais elles se produisaient à intervalle régulier, le plus souvent à une époque particulière de l’année…
Elles ne tombaient pas sans prévenir, entre deux saisons. Il ne comprenait pas trop ce qu’il lui arrivait, se sentait aussi penaud que honteux, et n’avait pas envie qu’ils apprennent sa nouvelle faiblesse. 
Inari se moquerait de lui pendant au moins trois semaines - après avoir tenté de le courtiser. Le kitsune n’avait aucun mal à jouer les loups dominants, lui. Il était d’ailleurs en train de parler avec Laè, jouant d’un air innocent avec les longues mèches sombres du Selkie. Ce dernier le laissait faire, insensible à la séduction d’Inari, conversant avec lui d’un air un rien blasé. 
Laè… lui, il se mettrait en colère en apprenant que Purr était encore en chaleur, incapable de se débrouiller seul pour combler ses besoins. Et il n’avait aucune envie de le mettre en colère. 
– Purr ! rugit la voix autoritaire de Mordigann.
Le salon avait tremblé du sol au plafond.
Le lycan glapit. Sa queue réapparut, et à toute vitesse, il courut se cacher sous le canapé. Il en était encore à tenter de faire passer ses fesses sous le divan lorsque Mordigann ouvrit la porte à la volée. 
Le lycan gémit de désespoir. La voix grave de Mordy le faisait toujours frissonner. Surtout quand il était en chaleur. Il lui suffisait de l’entendre pour imaginer ses lèvres sévères se poser sur sa peau tremblante, les dents pointues du patron égratigner ses muscles, ses coups de reins puissants qui…
– Sors de là, grogna Mordigann.
Il semblait furieux de le découvrir dans cette position ridicule, tortillant du croupion pour se faufiler en vain dans l’espace trop restreint sous le canapé.
Le lycan glapit, serra contre lui sa queue touffue et frémissante.
– J’peux pas… je… chuis coincé ! 
Il n’avait aucune envie de sortir, le visage écarlate et l’air tout honteux. Il allait se faire avoiner, c’était certain. Puis se faire briser l’arrière train par des coups de hanches sauvages. Cette perspective-là ne lui déplaisait pas trop, et il avait même un peu hâte d’y arriver, mais l’engueulade qui allait précéder, elle, ne lui donnait absolument pas envie. 
Curieusement pourtant, Mordigann ne haussa pas le ton. Il se contenta de soupirer, agacé.
– Sortez-moi cet imbécile. Je lui ai trouvé un loup-garou… 
Dans la pénombre sous le sofa, le lycan se figea, puis huma vivement l’air. Eternuant à cause de toute la poussière qu’il inspira soudain, il s’extirpa en se tortillant, ignorant l’air amusé ou surpris des autres pensionnaires… et sitôt le museau dehors, s’aplatit au sol en gémissant faiblement. 
Phéromones. Partout. PARTOUT. Surtout derrière Mordy. 
Ses reins se creusèrent, sa queue frétilla, les oreilles basses et l’air absent. Il y avait un mâle alpha derrière le patron, un grand homme, aussi grand que Mordy, qui se grattait la tempe avec perplexité. Il dut sentir le parfum de désir et de soumission que propulsait Purr tout autour de lui, car le grand loup étira un sourire carnassier.
– Le louveteau à besoin d’un remontant ?
Mordigann s’écarta d’un pas, libérant le seuil du salon pour allumer une cigarette.
Purr couina faiblement, se mordant la lèvre inférieure, les reins en feu. Fichues chaleurs. Il ne pouvait pas dire non, envouté, vampirisé par l’aura virile du mâle alpha. Ce dernier vint s’emparer de lui sans autre forme de procès, l’arrachant aux autres pensionnaires, et le jeta en vrac sur son épaule pour l’emporter dans la chambre lugubre du lycan. L’intéressé se contenta de miauler, les joues aussi brûlantes que le reste de son corps.
Quand la porte claqua, il s’écoula quelques longues secondes de silence avant que les deux loups ne se mettent à hurler de concert.
Du haut de son perchoir, Aello s’en alla à tire d’aile, en piaillant d’agacement. Inari étira un sourire goguenard et Bernabé leva les yeux au ciel, compatissant un tout petit peu pour ce pauvre Purr, si sensible aux aléas de ses hormones. Flocon, lui, resta seul. Et boudeur. Encore plus lorsqu’il vit Laè, le visage fermé, s’éclipser sans rien dire pour s’enfermer lui aussi dans sa chambre.

La tempête s’agitait, comme toujours derrière les grandes fenêtres de la chambre de Laè. De hautes vagues sombres se fracassaient contre les rochers en contrebas, le vent sifflait, la pluie frappait les vitres. Mais tout cela parvenait à peine à faire oublier les cris de loups qui faisaient trembler toute la maison. 
Il faisait sombre dans sa grande chambre, aussi belle qu’un palais de roi du nord. L’âtre était froid, les chandelles éteintes depuis longtemps. Laè n’avait aucun client aujourd’hui, et les aurait tous refusé si quelqu’un s’était présenté. Il ne voulait voir personne, juste contempler la tempête qui rugissait derrière les carreaux, et étouffait les gémissements et les cris de cet idiot de Purr.
Cela marchait tellement bien que le Selkie n’entendit presque pas la porte de la chambre s’ouvrir. Il sentit juste une odeur de tabac, et sans se retourner, poussa un profond soupir. 
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il en croisant doucement les bras.
De grosses gouttes de pluies coulaient le long des vitres, sans cesses noyées par de nouvelles arrivantes. Laè trouvait leur fuite effrénée vers le bas presque aussi intéressante que les confrontations incessantes entre les vagues et les rochers.
– Je viens juste voir comment tu vas.
Mordigann referma la porte derrière lui, et la tempête étouffa de nouveau tous les bruits de la maison, les grincements sourds et les chocs brutaux contre les cloisons. Il n’y eu plus que le vent, la pluie, la mer, et la voix grave de son patron.
– Je m’inquiète pour toi. Sincèrement.
Laè frissonna, mais ne répondit rien. Il sentit le grand corps s’approcher contre son dos, l’odeur de sa cigarette étouffée par celle de son parfum. Mordigann ne dépareillait pas au milieu de ses pensionnaires. Il aurait très bien pu être l’un d’entre eux. Grand, les épaules larges et rassurantes, toujours élégant avec ses chemises et ses gilets soigneusement choisis, il avait une aura aristocratique. Beaucoup de leurs clientes espéraient beaucoup plus recevoir les faveurs du patron que de ses pensionnaires, mais lui veillait à ne jamais mélanger le travail avec sa vie privée. Excepté avec quelques-uns de ses employés. 
Il avait l’habitude de coiffer avec soin ses cheveux bruns, en les plaquant en arrière sur son crâne. Laè n’aimait pas trop, le préférait au saut du lit, quand aucun produit n’engluait ni ne faisait briller sa courte chevelure. C’était alors bien plus agréable de s’agripper à ses mèches brunes.
– Je vais bien, protesta simplement le Selkie, sans lui accorder un regard.
Mordigann se rapprocha tout contre lui, et le parfum de son eau de toilette assailli les narines de Laè. Ce n’était pas désagréable, ça sentait même assez bon, une fragrance masculine qui accompagnait presque toujours la présence du patron. Laè préférait juste le parfum naturel de sa peau, quand il collait son nez dans le creux de son cou, serré par les bras puissants de Mordigann.
Il ferma les yeux et poussa un soupir.
– Je retournerai travailler, si c’est ça qui t’inquiète. J’ai juste besoin de faire une pause.
Mordigann ne répondit rien. Il resta planté derrière lui, un long moment, et il n’y eut plus entre eux que le fracas de la pluie et le souffle de la tempête. Puis Laè sentit une caresse agréable dans sa longue chevelure, un toucher affectueux, sincère.
– Tu te forces, soupira Mordigann. Ce n’est pas ce que je veux. 
Laè ne put s’empêcher de renifler, dédaigneux. 
– Comme si tu…
– Non, le coupa son patron, d’un ton qui le fit frémir. Ça m’est égal. Ça fait longtemps que tu es celui qui me rapporte le moins. Que tu travailles ou pas, ça ne changera rien à mes comptes. C’est pour toi que je m’inquiète. 
Mordigann chassa d’un geste de la main les cheveux du Selkie, fit passer les longs fils sombres de l’autre côté de son épaule. Il posa les lèvres sur la nuque blanche laissée à nu, la couvrant de baisers chauds, séducteurs. Laè inspira profondément, mais ses défenses faiblissaient déjà. La tentation était trop grande, la promesse d’oubli trop délicieuse. Il courba la tête pour offrir sa nuque aux morsures possessives de son patron.
– Tu veux quoi… ? Que je m’en aille… ?
Le souffle tentateur de son patron lui frôla l’oreille, sa bouche en malmena le lobe, et le Selkie ferma un peu plus fort les yeux. C’était agréable…
– Non.
Mordigann l’enlaça de ses bras possessifs, le serra fermement contre lui. Il plaqua le dos du Selkie contre son torse large, ses muscles puissants. Son étreinte était protectrice et rassurante, délicieusement tentante. A l’intérieur, Laè se sentait juste comme il aimait. Fragile, et protégé. 
Mais en réalité, il n’était ni faible, ni à l’abri.
– Je veux te garder pour moi. Je ne veux pas que tu t’en ailles.
Laè frissonna de la tête aux pieds, malgré la chaleur du corps de Mordigann, pressé contre le sien. Son propre épiderme se couvrait de chair de poule, sans qu’il sache pourquoi.
– Mais pas en tant que pensionnaire. Démissionne. 
Les doigts de Mordigann se pressèrent contre ses hanches, soulevèrent sa tunique pour caresser ses jambes. Laè avait déjà renoncé à protester, ne se rappelait même pas de l’avoir envisagé. Il se laissa sombrer dans son étreinte, amolli par ses caresses, par les baisers qu’il déposait contre sa gorge.
– Tu veux juste me dévorer… 
Posées contre sa nuque, les lèvres de Mordigann s’incurvèrent, comme s’il souriait.
– Tu serais contre… ?
Laè sentit son aine se réchauffer, brûler sous les caresses dangereuses de son patron. Un hoquet lui échappa et il se pencha soudain en avant, appuyant les doigts contre la vitre froide.
– Non…
Il avait déjà succombé tellement de fois à ces grandes mains. La plupart du temps, à ce même endroit, devant cette même vitre, pendant d’autres tempêtes, tout aussi puissantes.

Il tombait à genoux devant Mordigann, lui lançait un regard à la fois suave et plein de défi et de ressentiment. Cela faisait toujours rire son patron, qui se contentait de glisser les doigts dans les longs cheveux de Laè, pousser sa tête d’un geste autoritaire.
Le Selkie répondait par un regard noir, mais obéissait, docile et consentant. Il prenait son temps cependant, ignorait les demandes sourdes de son patron. Il enroulait d’abord ses doigts autour de lui, puis laissait sa langue courir sur la chair chaude et dure, les veines saillantes, jusqu’à voir la peau rougir et pouvoir cueillir quelques gouttes à son sommet. Alors seulement il l’engloutissait, l’avalait avec appétit, comme ça, à genoux devant lui. Et Mordigann, debout et fier, affectait de ne rien sentir, ne disait rien, se contentait de crisper les doigts sur le crâne du Selkie. Mais ce dernier le sentait durcir un peu plus à chaque regard qu’il lui coulait par-dessous ses cils, percevait à quel point le sang affluait de plus en plus vite, pulsant dans ses veines comme les battements de son cœur. 
Les doigts toujours pressés contre la hampe rigide et brulante, il suçotait la chair rougie, quémandait l’explosion pour la recueillir sur sa langue. Mais Mordigann l’arrêtait toujours avant, dans un grognement. Il le tirait fermement par la nuque pour écraser sa bouche contre la sienne et le plaquer contre la fenêtre, le hissait sur le rebord et s’agenouillait à son tour en lui écartant les cuisses.

Laè ne se rappelait même plus pourquoi il en avait voulu à Mordigann. Il se laissait juste aller dans l’étreinte de ses bras, comme les gouttes de pluies contre les carreaux. Fracassées contre les fenêtres, c’était comme si elles n’avaient plus la force de rien, et se contentaient de chuter en zigzaguant contre le verre.
Il se laissa tomber lui aussi, et quand Mordigann l’emprisonna plus étroitement entre la paroi et lui, ses doigts glissèrent contre la vitre froide comme les gouttes de pluies. Les hanches de Mordigann étaient tout contre les siennes, le pressaient contre la fenêtre bloqué par le poids et le désir de son patron. Laè appuya le front contre les carreaux et se mordit la lèvre pour retenir ses soupirs, empêcher son souffle de laisser de la buée contre le verre froid. Mais la main redoutable de Mordigann faisait lentement fondre sa résignation et ses baisers enflammés le grisaient de plus en plus. Le Selkie n’y pouvait rien, entre les doigts de Mordigann, il oubliait même qui il était. 


Mordigann tendit le bras pour enfermer les deux mains de Laè dans la sienne. Sa large paume se reserra autour des doigts du Selkie. Ce dernier ferma les yeux et creusa les reins, les genoux enfoncés dans les fourrures qui recouvraient son lit. Mordigann enflammait son échine en la recouvrant de baisers. Il se redressa à peine, pour combler brusquement le désir qui consumait les reins du Selkie. Laè hoqueta, ferma les yeux, et courba la tête entre ses deux bras tendus. 
Mordigann prit cela comme une autorisation et ne chercha plus à retenir ses ardeurs dévorantes. Il désirait le Selkie aussi violemment que ce dernier pouvait parfois le détester. Il aimait voir son dos se creuser, ses hanches onduler sous les assauts de ses reins, sa peau claire commencer à rougir, se couvrir de rose et de violet et de bleu. 
Il ne se lassait pas de voir les longs cheveux de Laè secoués par de brusques saccades, et couler le long du dos du Selkie. Le jeune homme trouvait ses épaules trop large, ses muscles trop prononcés. Il savait que Laè ne s’aimait pas, mais Mordigann le trouvait parfait tel qu’il était, mélange de puissance et de délicatesse.
Il se consumait d’envie à la simple vue du corps du Selkie. Il aimait le contraste de ses longs cheveux fluides, que la sueur collait à son corps. Il adorait voir les muscles de Laè rouler sous sa peau, à chaque fois qu’il encaissait ses rudes coups de rein. Il ne pouvait rien faire d’autre de toute façon, Mordigann emprisonnait ses mains, le forçait à tendre les bras, à subir ses assauts en courbant l’échine. Mais Laè, aussi étourdit que lui, ne gémissait que pour en redemander.  

Laè hoqueta de plaisir, sentit ses joues s’empourprer. Il rendait les armes, sa tête lui tournait trop pour qu’il puisse trouver une raison de se sortir de là, d’échapper à son patron. De se soustraire à sa poigne, à son étreinte, à son envie dévorante. Mordigann engloutissait tout ce qui passait à sa portée, lui y comprit. Et Laè avait soudain terriblement envie de se laisser avaler, de se laisser emporter sur son propre lit pour en froisser les fourrures, ou d’être hissé contre la fenêtre en oubliant la tempête qui rugissait dehors. C’était bien pour ça qu’il en voulait autant à Mordigann. Parce qu’il ne réussissait jamais à lui dire non, se laissait séduire avec une facilité presque avilissante, devenait aussi esclave que coupable des envies de son patron. 
Laè passa un bras dans son dos, autour de la nuque de Mordigann, l’égratigna du bout des ongles en cherchant à s’y accrocher. Il tourna la tête pour croiser son regard, et les grands yeux noirs de Mordigann le firent frémir de la tête aux pieds, l’attirèrent sans même qu’il ne s’en rende compte.
Les lèvres de son patron frôlèrent les siennes, n’osant lui imposer sa dernière reddition, et Laè ferma à demi les paupières, le souffle court.
– Orcus… appela-t-il à mi-voix, juste avant que la bouche de Mordigann ne s’empare de la sienne.
La porte s’ouvrit si brusquement qu’elle manqua d’être arrachée de ses gonds, et ils sursautèrent tous les deux.
Purr, échevelé, rhabillé à la hâte, franchit le seuil en tentant de retrouver son souffle, les joues roses mais les sourcils froncés.
– T’as fait exprès ! lança-t-il en pointant vers Mordigann un index accusateur. T’as fais v’nir cet alpha pour provoquer mes chaleurs, juste pour m’éloigner ! 
Laè et son patron le regardèrent d’un air interloqué, le premier avec le souffle court, le second avec les sourcils arqués. Mordigann ne tarda pas à les froncer, et son regard assassin foudroya Purr, probablement pour lui signifier quelle était sa place. Pas dans cette pièce, de son propre avis.
Mais le jeune loup-garou ne se laissa pas démonter. Loin de reculer comme il le faisait d’habitude, de s’enfuir la queue entre les jambes, il osa lui tenir tête. Effrontément. 
– J’le laisserai pas tout seul cette fois ! gronda le lycan en montrant les crocs. Pas avec toi !
Il avait les poings serrés et les épaules hautes, la mâchoire crispée et les yeux fixes. Un loup à l’affut et agressif, loin du chiot timide qui se cachait dans les tuniques de Laè. 
Mordigann eut l’air tellement surpris qu’il oublia probablement de se mettre en colère. Comme l’autre fois dans le couloir, lorsqu’il s’était disputé avec le Selkie, il se contenta de le toiser en silence, pendant un long moment. L’instant sembla se prolonger et durer des heures.
Puis, finalement, Mordigann passa son chemin.
Il s’en alla sans dire un mot, les mains dans les poches et l’air indifférent. Il devait considérer que ce n’était pas la peine d’argumenter contre un loup-garou en rut venu défendre sa nourrice. Ou qu’il n’avait plus de place dans le conflit. Sur le seuil, il jeta à peine un regard par-dessus son épaule, à Purr, puis à Laè, avant de refermer la porte.
Purr relâcha la pression d’un seul coup. Il tremblait, mine de rien. Mordigann lui collait toujours la frousse. Il secoua vigoureusement la tête et le loup féroce disparut en une seule mimique. Il posa à la place de grands yeux penauds sur son camarade.
Laè cligna des yeux. Puis pointa du doigt.
– Tu… c’était sérieux, ça ?
Purr se frotta la nuque, embarrassé. Ses joues devinrent presque aussi rouges que celles du Selkie, mais de gêne, et non pas de plaisir. 
– J’aime pas ça… il t’isole pour t’avoir rien que pour lui…
Un éclair illumina la pièce, suivi de peu par le grondement du tonnerre. La tempête était toujours violente. Elle était partie pour durer toute la nuit. Laè s’adossa contre le rebord de la fenêtre. Il haletait encore, la tête confuse et les reins en feu. Il dégrisait peu à peu. Il ne savait pas trop s’il devait remercier Purr pour l’avoir libéré de l’étreinte envoutante de son patron, ou lui en vouloir à mort pour avoir interrompu ce moment de fusion intense. Au lieu de trancher, il pressa les paumes de ses mains contre ses yeux. 
– Purr…
Cet idiot rentra la tête dans les épaules, l’air coupable. Et toujours en chaleur, Laè était prêt à le parier. Cet imbécile perdait toute notion de bon sens quand ça le concernait, fonçait tête baissée à sa rescousse, même si le Selkie n’en avait pas besoin. Surtout quand le Selkie n’en avait pas besoin. 
Purr n’était pas un mâle alpha, mais il en avait cruellement besoin d’un. Il lui fallait quelqu’un pour le dominer, le guider, l’empêcher de faire des idioties et le calmer quand il le fallait. Quelqu’un de suffisamment fort et lucide pour lui coller une bonne taloche et lui éclaircir les idées. Mais aussi quelqu’un capable de l’attraper par la nuque et le coincer sur un lit pour satisfaire la bête tapie en lui et combler ses ardeurs.
Pas quelqu’un comme lui, en somme.
Et pourtant…
Purr se dandina d’un pied sur l’autre, ne sachant pas trop quoi faire à présent. Il pouvait difficilement retourner comme si de rien n’était faire des galipettes avec le loup-garou que Mordigann lui avait si gentiment offert. Cet imbécile n’avait pas d’autre choix que s’enfermer dans un coin et se lamenter jusqu’à ce que ses chaleurs passent. Est-ce qu’il y avait seulement réfléchi avant de débarquer comme un loup féroce pour le défendre contre leur patron ?
Laè sentit la colère gonfler dans sa poitrine, la colère et la frustration, et quelque chose d’aussi puissant et d’intense qu’il ne prit pas la peine d’identifier. C’était une sorte de picotement qui lui traversait l’échine et lui chauffait les joues, les reins, les entrailles.
– T’es vraiment qu’un idiot… !
Il attrapa Purr par le col et l’embrassa farouchement. Le loup-garou couina, puis glapit quand il fut bousculé sur le lit, avant de trouver une vraie raison de produire des sons incongrus.
Il voulait un mâle alpha ? Laè n’était pas un lycan, ni un dominant, dans sa propre espèce. Mais il n’était pas non plus une chose fragile et délicate.
Pour cet idiot de Purr, il pouvait bien être un petit peu plus ce qu’il était vraiment, et un petit peu moins ce qu’il aurait voulu être. 

De l’autre côté du couloir, Flocon s’appuya prudemment contre la porte de la chambre Purr, pour écouter ce qu’il se passait et être certain d’entendre Mordigann s’éloigner. Il redoutait un peu la réaction de son patron s’il découvrait qui était allé avertir Purr de ce qu’il se tramait dans la chambre d’en face…
Mais il ne regrettait pas. Même s’il était un peu triste, et jaloux aussi, il préférait voir Purr et Laè ensemble qu’avec n’importe qui d’autre, lui y comprit.
Et puis, peut-être que plus tard, il pourrait les rejoindre. D’après ce qu’il avait vu par le trou de la serrure, le lit de Laè était bien assez grand pour trois. Mais dans l’immédiat…
Les bras croisés derrière la tête, négligemment allongé dans le grand lit pourpre de Purr, le mâle alpha qu’avait fait venir Mordigann le regardait avec un mélange d’amusement et d’hilarité. Il n’avait pas l’air fâché qu’une fée ait fait irruption en pleine activité pour lui dérober son compagnon de jeu. Il avait juste l’air un peu frustré, et Flocon pencha innocemment la tête.
Avant de se pourlécher les lèvres.
Le loup-garou tapota l’oreiller resté vide à ses côtés, et la fée le rejoignit en quelques sautillements ravis. Il était bien élevé, il n’abandonnait pas les invités à leur solitude. Et il devait se faire discret pour ne pas risquer de croiser Mordigann.
Elendil l’attendait, assis sur le bord de son bureau, dans la pièce plongée dans la pénombre. Mordigann soupira et alluma la lumière, s’attendant plus ou moins à voir l’elfe surgir à un moment ou un autre de la soirée. Rien n’échappait à son regard vert et à ses grandes oreilles pointues.
Mordigann ne put néanmoins s’empêcher de demander, par pur réflexe, ce qu’il faisait là. 
– Je me doutais bien que tu finirais par revenir ici, répondit simplement Elendil dans un haussement d’épaule.
Il avait croisé élégamment ses longues jambes, et changea de côté alors que Mordigann contournait le bureau pour s’asseoir dans son fauteuil. L’elfe le suivit des yeux, fronçant ses sourcils blonds, la joue appuyée contre son épaule tandis qu’il tournait la tête pour le regarder.
– Pourquoi tu fais tous ces efforts pour lui ? Si tu le veux vraiment, renvoie Purr ou kidnappe-le, tu gagneras du temps…
– C’est tout ce que tu as à me dire ? grogna Mordigann en s’allumant une cigarette.
Il avait la mine sombre et la mâchoire crispée. Elendil hésita une seconde, puis haussa les épaules.
– Il te coûte de l’argent, tu ne peux pas l’avoir, et tu ne veux pas le donner au croque-mitaine. Alors pourquoi tu le gardes ? 
Avec un sourire enjôleur, il se tourna sur le bureau pour s’asseoir face à Mordigann, glissa sur le bois pour s’installer de son côté du meuble. Les jambes pendant dans le vide, il se pencha légèrement en avant, tentateur. Son patron était encore excité, il le savait. Il était frustré de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout avec le Selkie. Elendil était venu précisément pour y remédier.
– Ta maison est pleine d’hôtes qui peuvent te donner autant de réconfort que lui… Des hôtes comme moi…
Mordigann le considéra froidement, tirant une longue bouffée de sa cigarette. Il tendit la main pour faire tomber la cendre dans une coupelle en verre, détournant un instant le regard.
Il se redressa brusquement et au lieu de reprendre le mégot, l’écrasa dans le cendrier alors qu’il y avait à peine touché. 
– Non. Techniquement, les autres sont des hôtes. Toi, tu es plutôt une pute.
Elendil cligna des yeux, pas certain d’avoir entendu, et crut pendant une seconde avoir reçu une énorme gifle en pleine figure. Mais non, Mordigann ne l’avait pas touché, s’était juste levé pour contempler le paysage nocturne à travers la fenêtre. Sa silhouette large se découpait en ombre chinoise dans la clarté lunaire.
L’elfe se redressa sans un mot.
– Une pute qui va aller travailler un peu si elle ne veut pas finir dévorée par un croque-mitaine, répondit-il simplement en rajustant sa coiffure. Trouve quelqu’un d’autre pour te consoler.
Il aurait voulu s’en aller dignement, mais ne put s’empêcher de claquer la porte en sortant.
Mordigann resta seul, dans la solitude de son bureau vide.

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