lundi 9 janvier 2017

Dixième bonbon

Laè poussa la porte fenêtre en faisant attention à ne pas la laisser grincer. Il faisait nuit noire, mais ses yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité. Pieds nus dans l'herbe verte, il referma avec soin avant de s’avancer au milieu de la pelouse, s'éloignant de la maison pour regagner une prairie déserte. Les cheveux défaits et libres sur ses épaules, il avait échangé avec plaisir ses vêtements élégants contre une tunique de laine brodée. Il s'y sentait beaucoup moins à l'étroit et dans l'air frais de la nuit d'été, elle n'était pas de trop pour le protéger de la brise.
Loin de toute pollution lumineuse, les étoiles étaient nombreuses et le ciel dégagé. Laè s’installa dos à un petit bosquet d'arbre pour les observer, pas très loin de la rivière. Il y avait presque autant de lumière dans les airs que sur le sol. L'herbe était constellée de lucioles qui prirent leur envol en le sentant approcher, flottant autour de lui en illuminant les alentours d'une lueur dorée. 
C'était l'une des choses qui lui manqueraient le plus, à Fancy Candies. Les petits coins de paradis qu'on pouvait savourer seul, en s'esquivant au milieu de la nuit, quand les autres dormaient déjà ou ne travaillaient pas encore. Mais il savait aussi qu'il y avait d'autres endroits à découvrir, dehors. Tout un tas de lieu où il n'avait jamais été. Où il n'aurait jamais eu envie d'aller si par une nuit comme celle-ci, bien des années plus tôt, on ne lui avait dérobé sa précieuse peau.
Laè poussa un soupir et s'assit en tailleur dans l'herbe fraiche. Il n'avait pas froid sous sa tunique et il faisait un temps idéal pour rester dehors, au milieu des lucioles. L'alcool y était peut-être pour quelque chose. Il avait un peu trop bu à la soirée et la tête lui tournait encore, sans que ce soit vraiment gênant. Juste une sensation de légèreté et d'euphorie passagère, doublée d'une agréable chaleur sur les joues. Il ne savait pas si la fête était vraiment finie et si tout le monde était parti. Il lui semblait encore entendre des bruits mais il était persuadé que ce n'étaient que des réminiscences de la soirée passée, les fantômes des rires et des bruits de verres qui revenaient lui tourner dans la tête, au milieu du silence de la nuit.
Le selkie ferma les yeux, et inspira à fond.
Il avait fait de son mieux pour ne pas paraître troublé lorsqu'il avait pris la parole devant tous les invités. Ce n'était de toute façon par leurs réactions à eux qu'il l'inquiétait le plus. Celles de ses camarades l'avaient beaucoup plus fait hésiter.
Certains n'avaient pas eu l'air plus surpris que ça, voire presque contrarié, comme Elendil qui avait froncé ses élégants sourcils. D'autres, comme Bernabé et Lotis, avaient encaissé l'annonce avec étonnement. Mais ils l'avaient sans doute vu venir, et lui avaient adressé un regard compatissant pour le soutenir dans sa décision. Quant à ceux qui avaient dû être les plus secoués, Laè avait fait de son mieux pour ne surtout pas les regarder. Il s'était retenu de chercher Purr des yeux dans la foule réunie autour de lui.
Le loup-garou était sans doute celui qui aurait le plus de mal à comprendre.                              
Il y avait pourtant peu de chances que Laè revienne sur sa décision. Cela faisait des semaines qu'il y réfléchissait et il ne retournerait pas en arrière.
Il se mit pensivement à jouer avec les brins d'herbe, les frôlant de sa main comme une caresse sur un pelage.
La nature l'avait beaucoup émerveillé, quand il avait commencé à explorer le vaste monde. La verdure variée et luxuriante qu'on ne voyait jamais en bord de mer, où les arbres devaient être forts pour affronter le vent et le sel.
Seul et perdu dans ce vaste monde terrestre dont il ne connaissait rien, les premiers mois passés à la recherche de sa peau avaient été un mélange d'angoisse, de confusion et d'émerveillement permanent. Dès son arrivée, la maison avait été pour lui un rocher auquel se raccrocher dans la tourmente, un repère stable pour apprivoiser cette nouvelle vie. Les premiers temps, il s'y était senti bien, tellement qu'il avait peu à peu perdu l'envie de chercher sa peau. Il y avait toujours de nouvelles choses à découvrir, et des dizaines de rencontres à faire. Il y avait parmi ses clients des gens qui aimaient l'écouter jouer de la musique, des poètes, des gens raffinés, qui savaient tellement de choses. Et d'une sensualité…
Laè s'était beaucoup plus à la maison et était resté de longues années sans se soucier de rien. Mais très vite, ses complexes étaient apparus. Il s'était trouvé trop rude, trop rustre pour ses nouvelles fréquentations, pour les salons précieux de la maison et ses pâtisseries délicates. Il n'avait jamais été aussi raffiné que ce groupe auquel il voulait tellement appartenir. Et de la peine de ne pas pouvoir vraiment être comblé par cette nouvelle vie, était née la nostalgie de l'ancienne.
Il était certain maintenant que sa place n'était pas ici. Il n'y avait plus rien pour lui dans cette maison, à part un peu plus de regret et de ressentiment.
Les lucioles entendirent Purr arriver bien avant lui et s'agitèrent dans les airs avant de s'écarter. Le loup-garou s'était débarrassé de ses beaux vêtements lui aussi, torse nu dans la nuit fraiche. Il s'assit sans rien dire à côté de Laè et ce dernier l'observa en poussant un soupir. Il se doutait que le lycan viendrait le rejoindre. Mais il ne pensait pas qu'il le fasse avec un regard aussi dur.
– Purr… dit-il à voix basse.
– Depuis quand t'avais l'intention de t'en aller ?
Le lycan l'avait coupé sèchement, ramenant ses genoux vers lui pour observer les lucioles flotter dans les airs. La surprise passée, Laè recommença à glisser les doigts dans l'herbe verte.
– Ça faisait quelques mois que j'y réfléchissais.
– Et t'as pas pensé que ça m'intéresserait de le savoir ?
Laè ne dit rien, prit en faute. S’il n'avait rien dit à personne, c’était précisément pour éviter ce genre de réactions. Cela faisait pourtant déjà quelques jours qu'il s'était glissé dans le bureau de Mordigann pour lui parler de sa décision. Contrairement à ce qu'il avait redouté, le patron n'avait rien dit, avait accepté son choix avec un calme étonnant. Comme si ça le soulageait. Ses provocations incessantes avaient peut-être eu pour but de le pousser plus vite au départ. Laè ignorait pourquoi, et n'avait dans le fond aucune envie de le savoir.
– Qu'est-ce que tu vas faire dehors ? demanda Purr d'une voix plus basse.
Le Selkie haussa doucement les épaules.
– Chercher ma peau… Jusqu'à ce que je puisse rentrer chez moi.
Purr renifla, les bras enroulés autour de ses genoux, fixant obstinément la forêt à la pâle lueur jaune des lucioles.
– C'est ici chez toi, dit-il d'un ton presque boudeur.
Le voir faire l'enfant aurait sans doute profondément agacé Laè quelques temps plus tôt, mais il se contenta d'esquisser un petit sourire.
– Ça l'a été… un peu. Mais ça pourra jamais vraiment l'être.
Il poussa une profonde inspiration et leva les yeux pour observer le ciel. Comme Purr ne répondait pas, sans doute aussi boudeur que vexé, il continua.
– Et puis si jamais je ne retrouve pas ma peau… C'est l'occasion de voir le monde.
Changer d'air, quitter les murs de la maison pour découvrir ce qui se cachait ailleurs. Il n'était plus le Selkie terrifié à la recherche de sa peau, qui s'était réfugié dans la maison pour fuir cet univers inconnu dans lequel on l'avait propulsé. Il avait mûri, grandi, appris des choses. Le monde extérieur ne lui faisait plus peur. Il était même devenu curieusement attirant.
– Je vais aller revoir la mer.
Laè ferma doucement les yeux. La vraie mer, sans limite, pas les illusions brumeuses de la salle de bain de la maison. Ça allait sûrement être douloureux mais il sentait qu'il en avait aussi profondément besoin. Les paupières closes, il pouvait presque entendre le roulis des vagues à la place des sons tranquilles de la nuit.
– Alors je pars avec toi.
Laè cligna des yeux et fixa Purr d'un air abasourdi. Il crut avoir rêvé mais le loup-garou se tourna vers lui. Il y avait une flamme tellement déterminée dans son regard que le Selkie eut l’impression de ne pas le reconnaitre.
– Je t'accompagne. Moi non plus j'ai rien à faire ici, si t’es pas là.
Laè en resta sans voix.
Purr ? Avec lui ? Il n'avait jamais envisagé d'être accompagné, encore moins par le timide et peureux lycan de la maison. Un quasi adolescent qui ne connaissait presque rien à la vie.
Mais le loup-garou qu'il avait devant lui était beaucoup plus mature que celui qu'il connaissait.
Il fut surpris de le réaliser. Est-ce que c'était la lumière des lucioles sur son corps de jeune loup ? Le contrecoup de la soirée ? Où est-ce que Purr avait grandi beaucoup plus vite que ce qu'il avait bien voulu voir jusqu’à présent ? Laè cligna des yeux, troublé.
– Est-ce que c'est… une déclaration ? demanda-t-il avec autant d'hésitation que de perplexité.
Le loup-garou ne flancha pas, lui. Il fronça les sourcils et s'agenouilla dans l'herbe pour se rapprocher de lui.
– Peut-être bien, ouais.
Après tout, il n'était pas comme Mordigann. Purr ne le laisserait sans doute pas lui échapper sans rien dire.
Il attrapa Laè par la nuque et rapprocha leurs visages pour l'embrasser. D'abord doucement, du bout des lèvres, puis il prit de l'assurance et donna à son baiser la même ardeur que ses convictions. Le Selkie, stupéfait, se surpris à se laisser agréablement faire. Purr n'avait jamais ce genre de gestes d'ordinaire, incapable de prendre la moindre décision seul, encore moins d'avoir des intentions pareilles.
Lentement, il se laissa amadouer par la chaleur de ses lèvres contre les siennes, de ses doigts sur sa peau, qui jouaient avec sa tunique pour chercher à la lui relever.
– Purr… tenta-t-il de l'appeler.
Comme pour se persuader qu'il ne rêvait pas.
L'intéressé le réduisit au silence d'un baiser encore plus passionné et le fit brusquement basculer dans l'herbe. Laè retint un soupir contre sa bouche enfiévrée. C'était terriblement grisant de le voir aussi sûr de lui, solide et déterminé, ne pas flancher à la dernière seconde comme il l'avait toujours fait jusqu'alors. Purr descendit dans le creux de sa gorge pour la mordiller avec envie, son corps pressé contre celui de Laè, arrachant un hoquet de plaisir à ce dernier.
– Purr… ? tenta-t-il encore d'un ton maladroit.
C'était excitant, mais aussi très déstabilisant. Il n'avait jamais ressenti ça, avant. Il était sa proie, à sa merci, mais le loup-garou vorace le traitait aussi avec une grande douceur. Il glissa les mains sous sa tunique pour caresser sa peau de ses larges paumes, faisant frémir le Selkie de la tête aux pieds. Il retint un gémissement quand les doigts du lycan se firent beaucoup plus audacieux.
– Mais… Purr… tu…
– Quoi ? grogna le loup en lui jetant un regard farouche.
Il ne réalisa pas tout de suite qu'il avait réveillé la colère du loup-garou.
– Tu quoi ? Tu es pas assez viril pour toi ? Tu préfères te faire fouetter contre les murs ? Tu adores être ligoté pour te faire prendre par derrière ?
Laè déglutit, troublé par cette expression nouvelle sur le visage de son ami. Il ne savait pas qu’il pouvait avoir l’air si... mature.
– Non… tu… t’aimes pas trop les gens comme moi… d’habitude.
Les tendances masochistes de Purr n’étaient pas un secret. C’était son rôle à Fancy Candies, sans doute parce qu’il était un loup bêta, fait pour être dans une meute et suivre les ordres d’un mâle alpha. Il avait besoin de placer sa confiance en quelqu’un et de pouvoir le suivre aveuglément. Laè, lui, avait déjà beaucoup de mal à accepter d’être l’actif dans une relation. Alors avec Purr…
Il n’aurait même jamais cru que le loup puisse être capable de le serrer comme ça dans ses bras, de le renverser sur l'herbe avec autant de détermination et de désir.
– T’aime pas être dessus tout court.
Purr parut flancher à cette répartie. Il détourna le regard et se gratta la tempe du bout de la griffe.
– Je dis pas tout le temps… bredouilla-t-il après une hésitation. Juste… quand tu seras pas assez énervé pour le faire. Genre… moitié-moitié ?
Le louveteau timide, empoté et maladroit, rejaillit soudain derrière le fauve empressé. Laè sentit une sensation étrange lui picoter le ventre et se mit à sourire. Il enfouit les doigts dans la courte tignasse de Purr, l’attira doucement vers lui.
– T’es vraiment qu’un idiot.
Il pressa sa bouche contre la sienne, avec une ardeur nouvelle. Purr le recouvrir de son corps, égara les doigts sur sa peau pour lui retirer ses derniers vêtements, et le Selkie s’abandonna à la fièvre du lycan


La chambre de Mordigann était toute en longueur, sans doute logée sous les combles de la maison. Sous le plafond aux grosses poutres noires, il y avait entassé tout un tas de meubles et d'objets, encore protégés par des draps épais. Son lit était le seul espace dégagé, collé contre le mur, au milieu de la pièce, en face de trois grandes baies vitrées en fer forgé.
À travers les grandes ouvertures aux carreaux clairs, qui grimpaient du plancher jusqu'au plafond de sa chambre, Mordigann avait une vue plongeante sur toutes les autres fenêtres de la maison. Elles étaient alignées les unes à côtés des autres, sur un vaste mur de pierre grise qui bloquait le reste de l’horizon.
Derrière le petit soupirail du rez-de-chaussée, à travers une grosse haie de rosier, Bernabé s'affairait dans les cuisines de la pâtisserie. Quelques fenêtres plus loin, des ombres mettaient en ordre les tables et les chaises de la boutique. Il voyait chacun des autres pensionnaires dans leurs chambres respectives. Même celles de Purr et Laè, pourtant face à face, apparaissaient ici côtes à côtes et aussi vides l'une que l'autre.
Mordigann tira une longue bouffée de sa cigarette, une main dans la poche de son pantalon. Il n'avait pas besoin de les chercher des yeux. Il les avait déjà repérés. Et il avait du mal à détacher les yeux de cette fenêtre-là.
Il jeta distraitement les restes de sa cigarette sur le plancher de sa chambre. Aussitôt, l'épaisse pellicule noire qui recouvrait le bois engloutit le mégot et le fit disparaître.
Toute sa chambre, du sol jusqu'au mur, des meubles jusqu'aux draps du lit, étaient aussi gris que la cendre et noirs que du charbon. Comme une couche de poussière qui aurait tout enveloppé, uniformément, n'épargnant que les carreaux de ses fenêtres et quelques vêtements de sa penderie noire. Il pleuvait toujours de l'autre côté de ses vitres, et le fond de la pièce n'avait pas vu la lumière du soleil depuis longtemps.
Elendil entra prudemment. Il y avait toujours un silence de plomb dans la chambre de Mordigann. Il referma la porte en s’étonnant comme toujours de ne pas soulever un nuage de poussière. Il était pourtant très familier des lieux, et savait que cette couche noire et opaque, qui recouvrait tout, ne laissait ni marques ni traces sur tout ce qui la touchait. Pas même un peu de poussière noire au bout des doigts.
Enfermé dans ses pensées, Mordigann ne le regarda même pas. Il fixait un point obscur à travers sa fenêtre, le visage placide. Elendil suivit la direction des yeux pour observer un instant ce qui attirait tant son attention. Puis il redressa la tête vers lui et se planta à ses côtés, les bras croisés.
– Si tu n'interviens pas, cette fois-ci, tu vas le perdre pour de bon.
Calme, la voix claire et posée, il n'y avait pas de reproche dans le ton de sa voix. Juste le constat évident de ce que Mordigann ne voulait pas voir.
Ce dernier ne réagit pas tout de suite, ses prunelles sombres noyées dans son observation de l'immense façade de pierre grise, baignée par la pluie battante.
– Je ne l'ai pas perdu. Je ne l'ai jamais eu.
Il se tourna vers son plus vieux pensionnaire, abandonnant les pensionnaires à leurs quotidiennes derrière les carreaux de leurs fenêtres. La joue d'Elendil était chaude sous ses doigts, et le regard de l'elfe incroyablement pur.
– Tu es le seul qui compte vraiment.
La  voix de Mordigann n’était qu’un souffle, quand il se pencha vers lui pour l'embrasser à pleine bouche.


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