Laè
poussa la porte fenêtre en faisant attention à ne pas la laisser grincer. Il
faisait nuit noire, mais ses yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité. Pieds nus
dans l'herbe verte, il referma avec soin avant de s’avancer au milieu de la
pelouse, s'éloignant de la maison pour regagner une prairie déserte. Les
cheveux défaits et libres sur ses épaules, il avait échangé avec plaisir ses
vêtements élégants contre une tunique de laine brodée. Il s'y sentait beaucoup
moins à l'étroit et dans l'air frais de la nuit d'été, elle n'était pas de trop
pour le protéger de la brise.
Loin
de toute pollution lumineuse, les étoiles étaient nombreuses et le ciel dégagé.
Laè s’installa dos à un petit bosquet d'arbre pour les observer, pas très loin
de la rivière. Il y avait presque autant de lumière dans les airs que sur le
sol. L'herbe était constellée de lucioles qui prirent leur envol en le sentant
approcher, flottant autour de lui en illuminant les alentours d'une lueur
dorée.
C'était
l'une des choses qui lui manqueraient le plus, à Fancy Candies. Les petits
coins de paradis qu'on pouvait savourer seul, en s'esquivant au milieu de la
nuit, quand les autres dormaient déjà ou ne travaillaient pas encore. Mais il
savait aussi qu'il y avait d'autres endroits à découvrir, dehors. Tout un tas de
lieu où il n'avait jamais été. Où il n'aurait jamais eu envie d'aller si par
une nuit comme celle-ci, bien des années plus tôt, on ne lui avait dérobé sa
précieuse peau.
Laè
poussa un soupir et s'assit en tailleur dans l'herbe fraiche. Il n'avait pas
froid sous sa tunique et il faisait un temps idéal pour rester dehors, au
milieu des lucioles. L'alcool y était peut-être pour quelque chose. Il avait un
peu trop bu à la soirée et la tête lui tournait encore, sans que ce soit
vraiment gênant. Juste une sensation de légèreté et d'euphorie passagère,
doublée d'une agréable chaleur sur les joues. Il ne savait pas si la fête était
vraiment finie et si tout le monde était parti. Il lui semblait encore entendre
des bruits mais il était persuadé que ce n'étaient que des réminiscences de la
soirée passée, les fantômes des rires et des bruits de verres qui revenaient
lui tourner dans la tête, au milieu du silence de la nuit.
Le
selkie ferma les yeux, et inspira à fond.
Il
avait fait de son mieux pour ne pas paraître troublé lorsqu'il avait pris la
parole devant tous les invités. Ce n'était de toute façon par leurs réactions à
eux qu'il l'inquiétait le plus. Celles de ses camarades l'avaient beaucoup plus
fait hésiter.
Certains
n'avaient pas eu l'air plus surpris que ça, voire presque contrarié, comme
Elendil qui avait froncé ses élégants sourcils. D'autres, comme Bernabé et
Lotis, avaient encaissé l'annonce avec étonnement. Mais ils l'avaient sans
doute vu venir, et lui avaient adressé un regard compatissant pour le soutenir
dans sa décision. Quant à ceux qui avaient dû être les plus secoués, Laè avait
fait de son mieux pour ne surtout pas les regarder. Il s'était retenu de
chercher Purr des yeux dans la foule réunie autour de lui.
Le loup-garou était sans doute celui qui
aurait le plus de mal à comprendre.
Il y avait pourtant peu de chances que Laè
revienne sur sa décision. Cela faisait des semaines qu'il y réfléchissait et il
ne retournerait pas en arrière.
Il se mit pensivement à jouer avec les brins
d'herbe, les frôlant de sa main comme une caresse sur un pelage.
La nature l'avait beaucoup émerveillé, quand
il avait commencé à explorer le vaste monde. La verdure variée et luxuriante
qu'on ne voyait jamais en bord de mer, où les arbres devaient être forts pour
affronter le vent et le sel.
Seul et perdu dans ce vaste monde terrestre
dont il ne connaissait rien, les premiers mois passés à la recherche de sa peau
avaient été un mélange d'angoisse, de confusion et d'émerveillement permanent. Dès
son arrivée, la maison avait été pour lui un rocher auquel se raccrocher dans
la tourmente, un repère stable pour apprivoiser cette nouvelle vie. Les
premiers temps, il s'y était senti bien, tellement qu'il avait peu à peu perdu
l'envie de chercher sa peau. Il y avait toujours de nouvelles choses à
découvrir, et des dizaines de rencontres à faire. Il y avait parmi ses clients
des gens qui aimaient l'écouter jouer de la musique, des poètes, des gens
raffinés, qui savaient tellement de choses. Et d'une sensualité…
Laè s'était beaucoup plus à la maison et
était resté de longues années sans se soucier de rien. Mais très vite, ses
complexes étaient apparus. Il s'était trouvé trop rude, trop rustre pour ses
nouvelles fréquentations, pour les salons précieux de la maison et ses
pâtisseries délicates. Il n'avait jamais été aussi raffiné que ce groupe auquel
il voulait tellement appartenir. Et de la peine de ne pas pouvoir vraiment être
comblé par cette nouvelle vie, était née la nostalgie de l'ancienne.
Il
était certain maintenant que sa place n'était pas ici. Il n'y avait plus rien
pour lui dans cette maison, à part un peu plus de regret et de ressentiment.
Les
lucioles entendirent Purr arriver bien avant lui et s'agitèrent dans les airs
avant de s'écarter. Le loup-garou s'était débarrassé de ses beaux vêtements lui
aussi, torse nu dans la nuit fraiche. Il s'assit sans rien dire à côté de Laè
et ce dernier l'observa en poussant un soupir. Il se doutait que le lycan
viendrait le rejoindre. Mais il ne pensait pas qu'il le fasse avec un regard
aussi dur.
– Purr…
dit-il à voix basse.
– Depuis
quand t'avais l'intention de t'en aller ?
Le
lycan l'avait coupé sèchement, ramenant ses genoux vers lui pour observer les
lucioles flotter dans les airs. La surprise passée, Laè recommença à glisser
les doigts dans l'herbe verte.
– Ça
faisait quelques mois que j'y réfléchissais.
– Et
t'as pas pensé que ça m'intéresserait de le savoir ?
Laè
ne dit rien, prit en faute. S’il n'avait rien dit à personne, c’était
précisément pour éviter ce genre de réactions. Cela faisait pourtant déjà
quelques jours qu'il s'était glissé dans le bureau de Mordigann pour lui parler
de sa décision. Contrairement à ce qu'il avait redouté, le patron n'avait rien
dit, avait accepté son choix avec un calme étonnant. Comme si ça le soulageait.
Ses provocations incessantes avaient peut-être eu pour but de le pousser plus
vite au départ. Laè ignorait pourquoi, et n'avait dans le fond aucune envie de
le savoir.
– Qu'est-ce
que tu vas faire dehors ? demanda Purr d'une voix plus basse.
Le
Selkie haussa doucement les épaules.
– Chercher
ma peau… Jusqu'à ce que je puisse rentrer chez moi.
Purr
renifla, les bras enroulés autour de ses genoux, fixant obstinément la forêt à
la pâle lueur jaune des lucioles.
– C'est
ici chez toi, dit-il d'un ton presque boudeur.
Le
voir faire l'enfant aurait sans doute profondément agacé Laè quelques temps
plus tôt, mais il se contenta d'esquisser un petit sourire.
– Ça
l'a été… un peu. Mais ça pourra jamais vraiment l'être.
Il
poussa une profonde inspiration et leva les yeux pour observer le ciel. Comme
Purr ne répondait pas, sans doute aussi boudeur que vexé, il continua.
– Et
puis si jamais je ne retrouve pas ma peau… C'est l'occasion de voir le monde.
Changer
d'air, quitter les murs de la maison pour découvrir ce qui se cachait ailleurs.
Il n'était plus le Selkie terrifié à la recherche de sa peau, qui s'était
réfugié dans la maison pour fuir cet univers inconnu dans lequel on l'avait
propulsé. Il avait mûri, grandi, appris des choses. Le monde extérieur ne lui
faisait plus peur. Il était même devenu curieusement attirant.
– Je
vais aller revoir la mer.
Laè
ferma doucement les yeux. La vraie mer, sans limite, pas les illusions
brumeuses de la salle de bain de la maison. Ça allait sûrement être douloureux
mais il sentait qu'il en avait aussi profondément besoin. Les paupières closes,
il pouvait presque entendre le roulis des vagues à la place des sons
tranquilles de la nuit.
– Alors
je pars avec toi.
Laè
cligna des yeux et fixa Purr d'un air abasourdi. Il crut avoir rêvé mais le
loup-garou se tourna vers lui. Il y avait une flamme tellement déterminée dans
son regard que le Selkie eut l’impression de ne pas le reconnaitre.
– Je
t'accompagne. Moi non plus j'ai rien à faire ici, si t’es pas là.
Laè
en resta sans voix.
Purr
? Avec lui ? Il n'avait jamais envisagé d'être accompagné, encore moins par le
timide et peureux lycan de la maison. Un quasi adolescent qui ne connaissait
presque rien à la vie.
Mais
le loup-garou qu'il avait devant lui était beaucoup plus mature que celui qu'il
connaissait.
Il
fut surpris de le réaliser. Est-ce que c'était la lumière des lucioles sur son
corps de jeune loup ? Le contrecoup de la soirée ? Où est-ce que Purr avait
grandi beaucoup plus vite que ce qu'il avait bien voulu voir jusqu’à présent ?
Laè cligna des yeux, troublé.
– Est-ce
que c'est… une déclaration ? demanda-t-il avec autant d'hésitation que de
perplexité.
Le
loup-garou ne flancha pas, lui. Il fronça les sourcils et s'agenouilla dans
l'herbe pour se rapprocher de lui.
– Peut-être
bien, ouais.
Après
tout, il n'était pas comme Mordigann. Purr ne le laisserait sans doute pas lui
échapper sans rien dire.
Il
attrapa Laè par la nuque et rapprocha leurs visages pour l'embrasser. D'abord
doucement, du bout des lèvres, puis il prit de l'assurance et donna à son
baiser la même ardeur que ses convictions. Le Selkie, stupéfait, se surpris à
se laisser agréablement faire. Purr n'avait jamais ce genre de gestes
d'ordinaire, incapable de prendre la moindre décision seul, encore moins
d'avoir des intentions pareilles.
Lentement,
il se laissa amadouer par la chaleur de ses lèvres contre les siennes, de ses
doigts sur sa peau, qui jouaient avec sa tunique pour chercher à la lui
relever.
– Purr…
tenta-t-il de l'appeler.
Comme
pour se persuader qu'il ne rêvait pas.
L'intéressé
le réduisit au silence d'un baiser encore plus passionné et le fit brusquement
basculer dans l'herbe. Laè retint un soupir contre sa bouche enfiévrée. C'était
terriblement grisant de le voir aussi sûr de lui, solide et déterminé, ne pas
flancher à la dernière seconde comme il l'avait toujours fait jusqu'alors. Purr
descendit dans le creux de sa gorge pour la mordiller avec envie, son corps
pressé contre celui de Laè, arrachant un hoquet de plaisir à ce dernier.
– Purr…
? tenta-t-il encore d'un ton maladroit.
C'était
excitant, mais aussi très déstabilisant. Il n'avait jamais ressenti ça, avant.
Il était sa proie, à sa merci, mais le loup-garou vorace le traitait aussi avec
une grande douceur. Il glissa les mains sous sa tunique pour caresser sa peau
de ses larges paumes, faisant frémir le Selkie de la tête aux pieds. Il retint
un gémissement quand les doigts du lycan se firent beaucoup plus audacieux.
– Mais… Purr… tu…
– Quoi ? grogna le loup en lui jetant un regard
farouche.
Il ne réalisa pas tout de suite qu'il avait réveillé la colère du
loup-garou.
– Tu quoi ? Tu es pas assez viril pour toi ? Tu
préfères te faire fouetter contre les murs ? Tu adores être ligoté pour te
faire prendre par derrière ?
Laè déglutit, troublé par cette expression nouvelle sur le visage
de son ami. Il ne savait pas qu’il pouvait avoir l’air si... mature.
– Non… tu… t’aimes pas trop les gens comme moi… d’habitude.
Les tendances masochistes de Purr n’étaient pas un secret. C’était
son rôle à Fancy Candies, sans doute parce qu’il était un loup bêta, fait pour
être dans une meute et suivre les ordres d’un mâle alpha. Il avait besoin de
placer sa confiance en quelqu’un et de pouvoir le suivre aveuglément. Laè, lui,
avait déjà beaucoup de mal à accepter d’être l’actif dans une relation. Alors
avec Purr…
Il n’aurait même jamais cru que le loup puisse être capable de le
serrer comme ça dans ses bras, de le renverser sur l'herbe avec autant de
détermination et de désir.
– T’aime pas être dessus tout court.
Purr parut flancher à cette répartie. Il détourna le regard et se
gratta la tempe du bout de la griffe.
– Je dis pas tout le temps… bredouilla-t-il après une
hésitation. Juste… quand tu seras pas assez énervé pour le faire. Genre…
moitié-moitié ?
Le louveteau timide, empoté et maladroit, rejaillit soudain
derrière le fauve empressé. Laè sentit une sensation étrange lui picoter le
ventre et se mit à sourire. Il enfouit les doigts dans la courte tignasse de
Purr, l’attira doucement vers lui.
– T’es vraiment qu’un idiot.
Il pressa sa bouche contre la sienne, avec une ardeur nouvelle.
Purr le recouvrir de son corps, égara les doigts sur sa peau pour lui retirer
ses derniers vêtements, et le Selkie s’abandonna à la fièvre du lycan
La chambre de Mordigann était toute en longueur, sans doute logée
sous les combles de la maison. Sous le plafond aux grosses poutres noires, il y
avait entassé tout un tas de meubles et d'objets, encore protégés par des draps
épais. Son lit était le seul espace dégagé, collé contre le mur, au milieu de
la pièce, en face de trois grandes baies vitrées en fer forgé.
À travers les grandes ouvertures
aux carreaux clairs, qui grimpaient du plancher jusqu'au plafond de sa chambre,
Mordigann avait une vue plongeante sur toutes les autres fenêtres de la maison.
Elles étaient alignées les unes à côtés des autres, sur un vaste mur de pierre
grise qui bloquait le reste de l’horizon.
Derrière le petit soupirail du rez-de-chaussée, à travers une
grosse haie de rosier, Bernabé s'affairait dans les cuisines de la pâtisserie.
Quelques fenêtres plus loin, des ombres mettaient en ordre les tables et les
chaises de la boutique. Il voyait chacun des autres pensionnaires dans leurs
chambres respectives. Même celles de Purr et Laè, pourtant face à face, apparaissaient
ici côtes à côtes et aussi vides l'une que l'autre.
Mordigann tira une longue bouffée de sa cigarette, une main dans
la poche de son pantalon. Il n'avait pas besoin de les chercher des yeux. Il
les avait déjà repérés. Et il avait du mal à détacher les yeux de cette fenêtre-là.
Il jeta distraitement les restes de sa cigarette sur le plancher
de sa chambre. Aussitôt, l'épaisse pellicule noire qui recouvrait le bois
engloutit le mégot et le fit disparaître.
Toute sa chambre, du sol jusqu'au mur, des meubles jusqu'aux draps
du lit, étaient aussi gris que la cendre et noirs que du charbon. Comme une
couche de poussière qui aurait tout enveloppé, uniformément, n'épargnant que
les carreaux de ses fenêtres et quelques vêtements de sa penderie noire. Il
pleuvait toujours de l'autre côté de ses vitres, et le fond de la pièce n'avait
pas vu la lumière du soleil depuis longtemps.
Elendil entra prudemment. Il y avait toujours un silence de plomb
dans la chambre de Mordigann. Il referma la porte en s’étonnant comme toujours
de ne pas soulever un nuage de poussière. Il était pourtant très familier des lieux,
et savait que cette couche noire et opaque, qui recouvrait tout, ne laissait ni
marques ni traces sur tout ce qui la touchait. Pas même un peu de poussière
noire au bout des doigts.
Enfermé dans ses pensées, Mordigann ne le regarda même pas. Il
fixait un point obscur à travers sa fenêtre, le visage placide. Elendil suivit
la direction des yeux pour observer un instant ce qui attirait tant son
attention. Puis il redressa la tête vers lui et se planta à ses côtés, les bras
croisés.
– Si
tu n'interviens pas, cette fois-ci, tu vas le perdre pour de bon.
Calme,
la voix claire et posée, il n'y avait pas de reproche dans le ton de sa voix.
Juste le constat évident de ce que Mordigann ne voulait pas voir.
Ce
dernier ne réagit pas tout de suite, ses prunelles sombres noyées dans son
observation de l'immense façade de pierre grise, baignée par la pluie battante.
– Je
ne l'ai pas perdu. Je ne l'ai jamais eu.
Il
se tourna vers son plus vieux pensionnaire, abandonnant les pensionnaires à
leurs quotidiennes derrière les carreaux de leurs fenêtres. La joue d'Elendil
était chaude sous ses doigts, et le regard de l'elfe incroyablement pur.
– Tu
es le seul qui compte vraiment.
La voix de Mordigann n’était qu’un souffle,
quand il se pencha vers lui pour l'embrasser à pleine bouche.
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