dimanche 8 janvier 2017

Sixième bonbon

Quand le roi Elendil daignait honorer le salon de sa présence, il s’attendait toujours à ce qu’il y ait une petite seconde de flottement, pendant laquelle les autres pensionnaires suspendaient leurs discussions ou échangeaient des regards étonnés. Elendil, hôte numéro 1 de la maison Fancy Candies, avait d’ordinaire un carnet de rendez-vous complet des semaines à l’avance et n’avait pas besoin d’attendre de nouveaux clients au salon, avec les autres pensionnaires. Cependant, un léger détail avait récemment changé dans sa vie. Et il se retrouvait maintenant avec plusieurs heures de liberté dont il ne savait pas quoi faire. Heures qu’il réservait autrefois à se glisser sous le bureau de son dévoué patron, mais l’envie lui était à présent passé, pour une raison mystérieuse.
Il n’y eut pourtant absolument aucune différence avant et après son arrivée. Ce fut à peine si quelques-uns le saluèrent. La partie Diva flamboyante de son cœur en souffrit profondément et voulut se draper dans sa fierté pour claquer la porte, mais Elendil parvint à surmonter l’outrage et s’avança dignement dans le salon.
Les autres étaient presque tous là, à l’exception de Lotis, dont le bocal était vide. Elendil plissa les yeux. Il ne voyait pas non plus la tignasse hirsute de Purr, mais Laè était là, jambes croisées dans un fauteuil. Est-ce que les absents étaient avec des clients, ou bien Mordigann avait-il jeté son dévolu sur l’un des pensionnaires qui n’avait pas encore assez souvent visité son bureau ?
Flocon s’empiffrait de crème glacée à sa place habituelle, encadré par Inari et Aello, qui le fixaient avec effarement.
– Comment un aussi petit machin peut avaler autant de sucre sans grossir ?
Driss, l’efrit de la maison, apparut dans un nuage de fumée parfumée et de soieries persanes. Il s’assit en tailleur sur un fauteuil proche de la table basse, pour renouer un turban sur ses cheveux noirs.
– J’avais toujours entendu dire que le sucre, c’était mauvais pour les fées, fit-il remarquer en haussant les épaules.
Il y eut un petit silence, et la jeune fée releva vers eux un visage interloqué, la cuillère dans le bec.
– Je crois que Flocon était déjà corrompu à la base, nota Aello avec une petite grimace.
Dans leur dos, Elendil se servit un verre d’eau sans faire le moindre commentaire. Ses longues oreilles restaient pourtant à l’affut, épiant les conversations de ses camarades. Lequel d’entre eux avait été choisi par Mordigann pour le remplacer ?
Inari s’étira dans le canapé, étirant les pans de son kimono qui avait déjà la fâcheuse tendance de n’être jamais suffisamment fermé. Le démon renard s’était fait de nouvelles mèches pour éclaircir sa chevelure sombre. Il était passé du vert fluo au bleu vif, après avoir longtemps hésité pour l’orange. Les autres s’étaient abstenus de tout commentaire, une fois encore.
– Vous connaissez le dicton… « Manger du sucré, ça adoucit ton lait ».
Laè, Aello et Driss fixèrent le kitsune d’un air profondément horrifié. Ce dernier en gloussa de satisfaction et continua plus loin dans ses insinuations grivoises. Il se pencha vers Flocon, battant des cils avec la bouche en cœur.
– D’ailleurs… susurra-t-il suavement, j’ai mangé énormément de sucre ces derniers temps…
Flocon le regarda en coin, la moue innocente. Puis donna un lent, très lent, et voluptueux coup de langue le long de sa cuillère en argent, avant de l’engloutir d’un seul coup entre ses lèvres, pour la suçoter longuement.
Inari s’éventa de la main, l’air aussi émoustillé que ravi. Mais alors qu’il voulait se pencher vers Flocon pour continuer sur sa lancée, ce dernier brandit entre eux sa coupe de glace. Vide.
Il dévisagea Inari avec de grands yeux plein d’innocence.
– … tu veux que j’aille te resservir, c’est ça ?
Flocon lui fit un lumineux sourire, et avec une grimace vaincue, Inari se leva pour aller lui chercher d’autres boules de glace, sous les regards désespérés des autres pensionnaires.
Elendil, lui, avait plissé les paupières, et observait de loin la jeune fée ingénue. C’était typiquement le genre de comportement qui lui plaisait. Ne jamais rien faire de gratuit, surtout si c’était sexuel. Toutefois, quelque chose l’interpellait à propos de Flocon.
 Mordigann ne lui avait pas porté particulièrement d’attention, depuis son arrivée. Le patron avait même l’air de l’ignorer soigneusement.
Pourquoi ? Elendil savait bien qu’il testait lui-même chacun de ses pensionnaires et ne tardait jamais à les attirer dans son lit.
À bien y réfléchir, Elendil non plus n’avait jamais vraiment adressé la parole à Flocon. D’un autre côté, la fée était tout le temps fourrée dans les pattes d’un autre pensionnaire, quand elle ne suivait pas Laè comme un petit poussin.
Elendil ne détestait pas particulièrement Laè, mais l’elfe était une diva, l’hôte numéro un, et il se devait de n’affecter que suffisance et mépris, surtout envers le misérable petit selkie qui avait l’outrecuidance de lui voler son patron.
Seulement, à présent, Mordigann pouvait bien mettre qui il voulait dans son lit, ça ne le regardait plus. Dommage pour le patron qu’entre-temps, Purr ait plus ou moins investi celui de Laè.
Elendil quitta le salon d’un pas distrait, et remonta le long couloir où les portes identiques se succédaient. Au fond, tout au fond, la vieille porte branlante de l’entrée le fixait d’un air torve. Arrivée devant elle, Elendil hésita, puis tourna la poignée et sortit.
Le grand hall de marbre blanc était désert et l’elfe referma derrière lui la lourde porte entre les deux grands escaliers.
Il se laissa tomber en soupirant sur une petite banquette en velours grenat. Il n’avait pas envie d’attendre les clients au milieu des autres. Il avait toujours préféré aller au-devant des choses et provoquer les rencontres. Peut-être une séquelle de ses activités passées ? Le grand lustre se reflétait sur le carrelage poli et Elendil se perdit dans la contemplation des lumières qui se reflétaient devant ses pieds.
Attendre seul le client. Il avait passé sa vie à faire ça, et ça ne le dérangeait plus, surtout ici. C’était agréable, dans le cadre doré de cette maison, et il préférait la solitude à ses extravagants colocataires.
Le destin lui donna raison, car il n’attendit pas longtemps avant qu’un bruit de pas ne lui fasse dresser la tête. Appliquant son plus beau sourire, Elendil se leva pour aller accueillir le jeune client qui venait de franchir la porte de la grande salle, introduit par les domestiques fantômes.
Faire des acrobaties sur le bureau de Mordigann n’avait pas qu’un intérêt pécuniaire. Il avait eu grâce à cela un accès presque illimité aux fiches des clients de la maison, quand il n’avait pas eu le nez collé dessus pendant que Mordigann lui labourait les reins.
Il aurait bien tenté d’attirer le prince Adrian dans sa propre clientèle, mais l’entourage du jeune prince avait expressément demandé une fée, pour sa toute première visite. Toutefois, il était peut-être temps que leur jeune client ne fréquente un nouvel hôte.
Le prince parut interloqué de voir quelqu’un venir à sa rencontre, dans la grande salle qui était d’ordinaire toujours vide et déserte. Elendil, la sensualité ravageuse, profita de l’effet de surprise et s’inclina devant le prince avec grâce.
– Soyez le bienvenu, votre altesse. Puis-je vous venir en aide ?
Adrian perdit de sa superbe princière et cligna des yeux, hésitants. Toutes les voix résonnaient plus fort dans la vaste salle, avec un écho déroutant. Il rendit cependant la politesse mais redressa la nuque pour dévisager l’elfe, sans parvenir à cacher sa surprise.
– Eh bien… Il se trouve que j’ai déjà rendez-vous…
Il tenait dans sa main gantée une jolie clef dorée. Elendil la lui déroba en effleurant ses doigts, la portant à ses lèvres pour la tapoter distraitement. Il rapprocha leur deux corps, proches, terriblement proches, tellement qu’il pouvait sentir le parfum du jeune prince. Il fallait que son approche soit rapide et offensive s’il ne voulait pas laisser le temps de fuir à Adrian. Le serrer dans ses filets avant qu’il ne s’échappe.
– Cette clef ouvre toutes les portes…et cette maison recèle des plaisirs que vous ne pouvez pas soupçonner…
Il planta son regard dans les yeux du prince, le sourire enjôleur. Adrian était aussi grand que bien bâti, splendide dans son bel uniforme immaculé. Elendil, pourtant, avait tout autant de charme. Et plus que tout, savait mieux que quiconque comment le mettre en valeur. Il savait que personne ne pouvait résister à ses grands yeux vifs, aux reflets changeant, tantôt bleu lagon, tantôt verts forêt.
Même Mordigann s’y noyait toujours. Ils recelaient la promesse de milles délices auxquels il était difficile de renoncer.
Adrian se laissa troubler. Il baissa accidentellement le regard sur le corps d’Elendil, s’attardant sur le morceau de peau blanche que dévoilait les boutons défaits du col de sa chemise, sur les jambes fermes que dessinait le pantalon de l’elfe.
Le prince déglutit.
– Vous êtes… Elendil… j’ai entendu parler de vous… On dit que vous êtes le trésor de la maison.
L’elfe eut un sourire flatté et inclina gracieusement la tête.
– J’aime à penser que ma réputation a contribué à faire celle de l’établissement…
Adrian déglutit, confirmant à son interlocuteur que ce n’était pas en mal qu’on avait parlé de lui au jeune prince. Il en fut ravi.
– Mais… c’est avec Flocon que j’ai rendez-vous… hésita le jeune homme d’un air embarrassé.
– Une fée qui ne connaît pas la moitié de ce que j’ai à vous offrir, susurra Elendil en se penchant dans le creux de son oreille. Les charmes de l’innocence sont grisants mais passagers… ils n’apportent qu’ennui et lassitude une fois qu’on y a gouté.
Adrian n’émettait pas de farouche résistance. Encore sous le coup de la surprise d’avoir été intercepté dès son arrivée, il était facile de le séduire et de le détourner de son but premier. Il était venu pour une chose précise, mais ne l’avait pas encore obtenue, ni même aperçue. Il suffisait de lui faire miroiter quelque chose de plus tentant encore.
Plein d’audace, Elendil effleura doucement son torse large, joua avec le strict col militaire de son altesse royale.
– Laissez-moi vous faire découvrir le véritable plaisir….
Il se hissa sur la pointe des pieds, et le prince ferma les paupières bien avant que les douces lèvres d’Elendil ne viennent effleurer les siennes.
La porte claqua et une fée furibonde déboula dans le hall, d’un pas chargé de reproche. Elle plissa les paupières et fixa Elendil avec insistance, d’un regard clairement vindicatif. Elendil sourit, l’air narquois.
Premier arrivé, premier servi.
– Flocon… ! sursauta le jeune prince, saisit de culpabilité. Je…
– Allons, votre altesse, souffla Elendil avec perfidie. Vous n’êtes là que vous votre propre plaisir… notre seul intérêt est votre satisfaction… vous êtes libre de choisir avec qui vous voulez passer votre rendez-vous.
Flocon ouvrit grand la bouche, voulant protester, mais la referma aussitôt pour bouder. Il se planta entre eux en croisant les bras. Il n’avait rien à dire pourtant, il savait qu’Elendil avait raison. C’était au client d’avoir le dernier mot.
Adrian secoua la tête d’un air embarrassé.
– Je serais bien incapable… de choisir entre vous deux… tenta-t-il de glisser pour se sortir de ce mauvais pas.
Elendil nota qu’il avait à moitié remporté la victoire. Adrian hésitait vraiment, au lieu de le repousser en bloc. Le petit aperçu qu’il avait eu et la réputation d’Elendil devaient titiller sa curiosité, au point de le faire douter de son choix de la jeune et jolie fée.
Le prince était la cible de regards insistants, aussi exigeant l’un que l’autre. Pris dans une impasse diplomatique, il tira sur le col de son vêtement pour réussir à déglutir.
Elendil retint un soupir. Les princes étaient aussi téméraires qu’empotés. Il ne fallait pas attendre d’Adrian qu’il prenne les choses en main.
-Dans ce cas…
L’elfe se para de son plus beau sourire séducteur… et se glissa tout contre Flocon, posant la main sur les reins découverts de la jeune fée, rapprochant leurs deux corps avec un regard enjôleur.
– Pourquoi ne pas nous choisir tous les deux ?
Si Adrian parut surpris, il ne fallut que deux ou trois bonnes secondes à Flocon pour comprendre ce qu’il voulait dire et afficher son plus beau et plus pur sourire candide. L’idée n’avait pas l’air de lui déplaire.
Elendil sut qu’il venait de remonter prodigieusement dans son estime. Il était probablement passé du plus bas échelon jusqu’au sommet de l’échelle. Ca l’amusa plus qu’autre chose.
Le jeune prince hésita encore, malgré tout. Avoir deux sublimes créatures à ses pieds ne semblait pas être un argument suffisant. Ou peut-être que ça le gênait ? Ces princes charmants étaient tous les mêmes, pudibonds et chevaleresques. Pourfendre des dragons avec leurs grandes épées, ça, ça ne leur posait pas de problème. Mais utiliser une autre sorte de glaive pour empaler d’autres types de créatures… La plupart avaient besoin d’un petit temps d’adaptation pour admettre l’idée de ne pas être aussi charmants que les contes voulaient le faire croire. Surtout ceux aussi parfaits qu’Adrian.
Pourtant, Elendil disposait d’arguments de poids. Son regard troublant, étincelant comme des joyaux. Et les battements de cils candides de Flocon, qui loin de rechigner à l’idée de partager son client, semblait trouver l’idée très enthousiasmante et y avait adhéré en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire.
– Je ne sais pas trop… bredouilla le jeune prince.



Adrian laissa courir ses doigts le long des hanches souples d’Elendil. Le dos calé dans un énorme coussin blanc, le prince avait plus l’air d’être assis qu’allongé, la nudité altière. Il exhala un soupir satisfait.
– J’ai eu raison de vous faire confiance, Elendil.
L’elfe sourit avec une modestie feinte. Bien sûr qu’il avait eu raison. Un petit prince était bien assez pour deux, une fois qu’on lui avait fait croquer dans le bon biscuit sablé pour lui donner un peu plus d’énergie. Il n’y avait rien de plus flatteur pour une virilité royale que d’être capable de satisfaire deux créatures affamées en même temps. Et d’être encore capable de les honorer de multiples orgasmes, comme en témoignait la colonne de chair toujours logé entre les cuisses d’Elendil, encore fièrement tendue alors qu’il ruisselait toujours de sa royale liqueur.
Chevauchant le jeune prince, suavement penché sur lui, Elendil tentait d’occulter cette sensation aussi plaisante que désagréable. Il avait connu des clients bien plus endurants que ça, et qui eux, remplissaient véritablement son corps chaque fois qu’ils venaient en lui. Mais pour un humain… il devait avouer que les biscuits revigorants d’Inari s’étaient révélés efficaces.
Il ne comptait plus le nombre de potentiels héritiers qui s’étaient gâchés dans ses draps, aux creux de ses reins ou dans la moiteur de sa gorge. Peut-être qu’il aurait dû se faire surnommer Régicide, au lieu de Roi Elendil. Mais Mordigann n’aurait peut-être pas goûté à la plaisanterie graveleuse.
– Je vous l’avais dit, mon prince… deux langues valent mieux qu’une…
Il illustra ces paroles en se pourléchant les babines, dardant cette même langue, agile et rosée, qui avait combattu celle de Flocon pour la primeur de goûter au sceptre royal. Adrian semblait avoir apprécié la joute, appuyant sur l’une et l’autre de leurs nuques pour décider entre quelles lèvres roses il voulait se glisser, quand il ne se retrouvait pas coincé entre leurs joues, toutes les deux aussi douces que la peau des abricots.
– J’ignorais que cette maison contenait un tel trésor. J’accordais si peu de crédit aux racontars des courtisans…
– Parfois, les rumeurs peuvent être vraies, susurra Elendil en capturant les larges mains du prince pour l’inciter à caresser à loisir son corps tiède.
Adrian se laissa faire, envoûté. L’elfe connaissait son affaire.
Elendil savait cultiver sa beauté d’elfe, aussi masculine qu’éthérée. Il cachait sous des vêtements élégants des trésors raffinés de joaillerie et d’orfèvrerie. Avec une pince ou un peigne en or, il attachait toujours ses cheveux au-dessus de sa nuque pour la dégager, elle et ses longues oreilles. Sa chevelure retombait sur ses reins comme un voile brillant et soyeux, qui accompagnait avec grâce chacun de ses mouvements. Il coiffait soigneusement sa frange pour qu’elle mette en valeur les tiares en or qui ceignaient son front, serties en leur milieu d’un joyau chaque jour différent, selon qu’il voulait faire ressortir l’éclat bleu ou vert de ses grands yeux.
Il ne portait pas de colliers ni de bagues, trouvait que ces artifices le rendaient trop féminin, surtout alors qu’il devait aussi plaire à une large clientèle féminine. Mais larges manchettes et bracelets joncs, ça, il ne s’en privait pas. Et parfois d’autres bijoux plus subtils et raffinés, qui soulignaient le pouvoir érotique de ses hanches ou l’arrondi d’un téton. Il les réservait pour les occasions particulières, pour surprendre, étonner, séduire ses clients privilégiés. Toujours de l’or jaune, jamais d’autres teintes ou d’autres métaux. Il voulait être lumineux, brillant, solaire. Les autres matériaux, sur sa peau blanche, faisaient penser à la lune plutôt qu’au soleil.
Adrian était sous le charme, indéniablement. Il caressa du dos de la main l’ovale du visage d’Elendil, et ce dernier happa au passage l’un de ses doigts qu’il suçota goulument.
– Sa majesté désirerait confirmer mes talents… ? ronronna-t-il en lapant la pulpe de son doigt.
Le jeune prince répondit par un rire et se laissa tomber en arrière dans l’oreiller, contredisant la vigueur de son membre, solidement planté entre les reins de l’elfe.
– Plus tard… je ne voudrais pas t’épuiser comme ce pauvre Flocon…
Ils jetèrent un regard amusé à la petite créature à leur côté.
La fée dormait du soleil du juste, complètement éreintée. Les boucles de ses cheveux étaient à moitié brisées, gisaient tout autour de son visage assoupi. Couché sur le flanc, il leur tournait le dos, sans doute pour ne pas être dérangé et pouvoir continuer sa sieste en paix. Un voile de soie blanche cachait à peine l’une de ses cuisses nues, la chute de ses reins était encore humide.
– Il a l’air si pur, souffla doucement Adrian, subjugué.
Elendil faillit s’étrangler. Le pauvre prince devait être persuadé d’avoir complètement éreinté sa pauvre petite fée fragile, qu’il croyait initier depuis quelques temps déjà aux plaisirs de la chair.
Il ne semblait pas vouloir admettre que Flocon était loin d’être débutant. Il ne l’était plus depuis longtemps, et ce bien avant leur première rencontre.
En attendant, le prince devait être assez fier d’avoir réussi à assommer son insatiable petite fée. De sommeil, Elendil voulait bien croire que Flocon en avait besoin, mais sans doute pas à cause du prince. Plutôt par la faute des cinq Leprechaun qui étaient venus lui rendre visite plus tôt dans la matinée. Leur arrivée avait même un peu surpris Elendil. Il n’y avait pas vraiment fait attention, mais est-ce qu’ils n’étaient pas seulement quatre, la dernière fois qu’ils s’étaient présentés ?
– Vous l’avez épuisé, le pauvre, souffla Elendil en flattant du bout des doigts les pectoraux du prince.
Ce dernier eut une moue songeuse en observant la jolie fée, attendri.
– Je lui avais ramené un présent… je n’aurai même pas eu le temps de le lui… oh !
Il observa soudain Elendil avec une moue contrite, comme s’il venait seulement de se rappeler d’un insignifiant détail. En l’occurrence, que son érection était toujours logée entre les cuisses de l’elfe qui le chevauchait.
– Je suis navré… je n’ai rien pour vous, bredouilla-t-il avec une naïveté touchante.
Elendil ne put s’empêcher d’éclater de rire, de sa voix chaude et chantante.
– Je ne sais pas ce qu’on vous a dit sur moi, mais ça ne devait pas être flatteur. Je ne suis plus un petit garçon, je ne vais pas vous faire une scène parce que vous avez un présent pour lui et pas pour moi.
Il caressa doucement la mâchoire du jeune prince, aussi tendre qu’enjôleur.
– Et j’ai déjà été suffisamment gâté, vous ne trouvez pas ? lui fit-il remarquer avec une œillade amusée, désignant tous les bijoux qui le paraient.
Adrian sourit d’un air un peu rêveur, un sourire plein de charme, dont il n’avait probablement même pas conscience.
– Aucun bijou ne serait trop beau pour honorer votre beauté.
– Alors honorez-moi d’une autre façon ? le provoqua l’elfe en se penchant pour lui mordiller la lèvre inférieure.
 Adrian descendit ses mains le long de l’échine d’Elendil, en une longue caresse qui s’éternisa sur la chute de ses reins. La proposition semblait lui plaire et le sourire de l’elfe s’élargit. Il ancra ses prunelles aux yeux envoûtés d’Adrian, pour recommencer à bouger suavement sur sa hampe.
Même s’il ne se défendait pas si mal, surtout après avoir mangé sans le savoir quelques petits biscuits spéciaux, le petit prince était loin d’avoir le coup de rein sauvage de Mordigann. Être au-dessous d’Adrian après avoir été écrasé par le torse puissant du patron, c’était comme faire du trot sur un poney après avoir galopé avec un somptueux étalon. Alors il préférait rester dessus, pour pouvoir mener la chose à son goût.
Elendil se reprit vivement. Et puis d’abord, pourquoi seulement penser à faire la comparaison ? Il se fichait bien des coups de rein de Mordigann.
Ils ne lui manquaient pas. Il pouvait très bien vivre sans.



Flocon cligna doucement des yeux. Il mit un tout petit instant à reconnaître l’endroit. Puis il serra les poings pour s’étirer longuement, ouvrant un si large four qu’il aurait pu faire bailler les meubles à leur tour.
La chambre d’Elendil était de loin la plus grande de toute la maison. Elle disposait de ses propres bains privés et se situait à l’étage, après quelques marches cachées derrière une porte. Tout y était élégant et raffiné, jusqu’à la belle tapisserie damassée qui recouvrait les murs, bleue, dorée et rouge.
Elendil avait beaucoup de meubles, en bois massif et verni, qui devaient receler autant de trésors d’étoffes et de joyaux.
Mais ce que Flocon préférait, c’était son lit, qui ressemblait à une grande et belle barque rectangulaire. Le cadre du lit était fait de planches sculptées avec art. Quand il s’asseyait sur le bord du matelas, les pieds de Flocon touchaient à peine terre, comme s’il était assis sur un très haut fauteuil. La tête de lit était un haut panneau de bois, qui supportait le grand rideau de velours que l’on pouvait refermer tout autour de lit pour l’isoler du reste de la chambre. Collé contre le mur plutôt qu’installé au milieu de la pièce, on s’y sentait bien, une niche douillette et agréable, aux draps immaculés. Un cadre idéal pour qu’Elendil puisse y déployer toute l’étendue de ses talents.
Flocon se frotta les yeux et s’agenouilla sagement sur le matelas. L’elfe était avec lui, en haut du lit, une jambe pliée sous son corps, le coude appuyé sur son autre genou. Il portait un peignoir de soie grise et s’était débarrassé de tous ses bijoux et de ses ornements. Flocon en fut surpris, ayant peu l’habitude de le voir avec les cheveux lâchés.
Ce n’était plus le roi Elendil, mais Elendil tout court, comme on pouvait parfois le croiser au saut du lit. Sans fards, sans ornements, sans carapace autour de lui.
La fée songea qu’il avait l’air plus vieux. Et plus las, aussi, moins flamboyant, comme le soleil un jour d’éclipse.
L’elfe avait posé devant lui tout une armada de jolies boites et de coffrets à bijou. Il fouillait dedans d’un air songeur, triait consciencieusement rivières de diamant, colliers de perles, bracelets d’argents.
Il tendit à Flocon une petite pochette en velours, sans même lever les yeux vers lui.
– Adrian a laissé ça pour toi.
Surpris, Flocon attrapa la pochette et l’ouvrit sans perdre de temps. Ses grands yeux azur s’écarquillèrent quand il en extirpa un collier. Trois gros cabochon en pierre de lune étaient enchâssés dans des entrelacs argentés, rehaussés de petites perles noires.
– Il a bon goût, fit remarquer Elendil avec un minuscule sourire. Ou de bons conseillers. Vas-y, met-le… C’est que le premier cadeau que tu reçois. Y en aura d’autres.
Presque intimidé –sentiment assez rare, pour lui-, Flocon noua le bijou autour de son cou pâle. Elendil fit pivoter l’un de ses coffrets pour que la fée puisse se contempler dans un petit miroir placé sous le couvercle.
Il cligna des yeux, peu habitué à se voir porter de vrais bijoux, mais devait avouer que ça ne lui allait pas si mal. Il souleva la masse vaporeuse de ses cheveux défaits pour dégager sa gorge et sa nuque, pouvoir se contempler à loisir.
Elendil lui tendit une pince à cheveux argentée, garnie de perles sombres, pour qu’il puisse accrocher sa chevelure.
– Tu ne portes que des bijoux en glace ou en cristal. C’est dommage, tu mérites mieux que ça.
Il le contempla une seconde, le visage impénétrable.
– Viens voir.
Flocon s’approcha tout doucement et s’agenouilla à côté de lui, s’émerveillant des trésors que possédait l’elfe. Ce n’était pourtant qu’une toute petite partie de ses richesses ; il semblait conserver là tout ce qui n’était pas en or, ou autrement dit, tout ce qu’il ne portait pas.
– Il te faudrait des perles… de l’aigue-marine… hm… (il leva une boucle d’oreilles garnies d’améthystes pour la poser contre l’oreiller de Flocon) … plutôt des couleurs claires… un ou deux diamants peut-être.
Elendil remplissait un petit coffret avec toutes les plus jolies pièces qui correspondaient à ses observations. Flocon ouvrit grand la bouche, mimique qu’il avait sans doute volée à Purr sans s’en rendre compte. Puis il fronça les sourcils et secoua vaguement la tête, refermant le coffret pour le pousser vers Elendil, ce qui eut pour seul effet de faire sourire ce dernier.
– C’est juste des vieilleries que je n’ai jamais eu le temps d’aller revendre. Ça fera de la place. Et le rendez-vous avec Adrian a été mis sur mon compte, rajouta-t-il avec un innocent clignement des paupières. Disons que c’est… ton paiement ?
Flocon sembla réfléchir un court instant, avant d’hocher la tête.



Comme le pensait Elendil, la jeune fée n’en avait pas grand-chose à faire, de ses rétributions.
Pas lui. Ce n’était pas pour rien que les autres pensionnaires se payaient sa tête en douce. Mordigann lui-même lui disait souvent que ses yeux n’étaient pas vert forêt, mais plutôt vert billet. Elendil n’en avait cure, les laissait raconter ce qu’ils voulaient sur son compte –et il trouvait de toute manière que le vert des billets était très joli.
Surtout, il se moquait encore plus de ce que pensait Mordigann.
Il ne savait même pas pourquoi il gardait Flocon dans sa chambre. Il avait juste pensé que ça serait un bon moyen pour découvrir si oui ou non, leur patron avait touché la jeune fée. Mais même si c’était le cas, il n’en avait rien à faire, non ? Il y avait des choses plus urgentes dont il devait se préoccuper.
Le croquemitaine, par exemple.
En tant qu’hôte numéro un, il n’avait aucun souci à se faire, mais ce n’était pas une raison pour se reposer sur ses lauriers. Les autres ne savaient rien, heureusement pour lui. Il n’y avait que Mordigann qui était au courant pour les conditions spéciales et la venue imminente du croquemitaine.
« Celui de tes hôtes qui te rapportera le moins… »
Les doigts d’Elendil se figèrent sur la poignée d’un petit tiroir. Passé une seconde d’immobilité, il se ressaisit, et tira doucement pour ouvrir le compartiment. Il cachait un splendide pendentif incrusté de diamant, en forme de flocon de neige.
L’elfe en fut surpris, ayant complètement oublié qu’il possédait un tel bijou, ne se rappelant même plus qui le lui avait offert. Il songea que le hasard faisait bien les choses.
– Avec un ruban bleu, je suis sûr que ça t’irait à merveille, dit-il en sortant délicatement le bijou.
Flocon le regarda avec une moue curieuse, les mains sagement posées sur les genoux. Il était plus intelligent qu’il n’en avait l’air et s’il ne parlait pas, il n’en pensait pas moins, Elendil en était certain. Cette jolie frimousse n’était qu’un piège, et sous sa petite caboche indigo, il devait y avoir tout un tas d’idées qui se bousculaient.
Elendil réalisa avec étonnement que Flocon lui rappelait beaucoup celui qu’il était quelques années plus tôt, avant de rencontrer Mordigann. En plus optimiste. Et moins miséreux.
La fée considéra le bijou en battant des cils. Les plis de sa bouche trahissaient un air pas très convaincu qui amusa beaucoup l’elfe.
– Tu sais, tes jolies paillettes et tes grands yeux bleus, ça devait bien marcher pour piéger les hommes dans ta forêt, soupira-t-il en cherchant un pochon pour ranger le pendentif. Mais ici… Ça marchera peut-être un petit moment, mais les clients connaitront vite ta réputation. Tu dois viser plus haut. Tu peux avoir beaucoup mieux.
Flocon le fixa avec surprise. Il ne s’attendait sans doute pas à recevoir autant de considération de la part du roi Elendil. Ce dernier s’agaça légèrement, en réalisant qu’il allait peut-être trop loin dans les compliments.
Et pourtant… ça lui brûlait la langue de dire ça, mais il était sincère. Flocon pouvait devenir exactement comme le bijou qu’il venait de lui trouver, un diamant étincelant et hors de prix. Alors pourquoi Mordigann ne l’avait pas lui-même prit sous son aile ?
S’il y avait bien quelque chose qui le tracassait au sujet de la fée, c’était bien ça.
Mordigann patron ne l’avait pas mis dans son lit, ne lui avait rien appris, l’avait à peine conseillé sur la façon d’accueillir les clients. Il aurait pu tailler ce diamant brut pour en faire un trésor exceptionnel, une rareté parmi les richesses de la maison, qui lui aurait rapporté gros. Les fées masculines étaient rares et on se serait déplacé de loin pour le voir. Mais c’était à peine si Mordigann en avait fait la publicité.
En y réfléchissant un peu, Elendil pensait savoir pourquoi, mais l’explication ne lui plaisait pas. Ça l’énervait même profondément. Tout à coup, une idée saugrenue lui passa par la tête, une idée qu’il trouva diablement tentante.
– Je pourrais t’apprendre, si tu veux.
Flocon le fixa, aussi surpris qu’hésitant. Ses mèches indigo étaient froissées. Elles avaient plus l’air de tire-bouchons que de jolies boucles. Ses lèvres rondes avaient toujours un petit air boudeur, ingénu, aussi séduisant que trompeur.
– Ca ne me gênerait pas, précisa Elendil avec désinvolture. Toi, l’argent, tu t’en moques. Tu ne me ferais pas de la concurrence.
 Et ce pauvre petit Flocon avait tellement été négligé par Mordigann. Il fallait bien que quelqu’un rattrape ça, non ?
Elendil ne prétendait pas avoir le coup de rein de leur patron, ni être seulement capable de trouver un client qui en ait un aussi torride, mais il était certain que Flocon ne serait pas vraiment frustré d’avoir raté une telle expérience. Avec de bons conseils, l’elfe était persuadé de pouvoir lui trouver de bien meilleurs rendez-vous, et beaucoup mieux payés. Même en gardant pour sa propre personne une petite commission au passage.
– Pense à tous les gâteaux que tu pourrais te payer, si tu devenais le numéro deux.
Les yeux de Flocon brillèrent si fort qu’Elendil sut qu’il avait gagné.
Il ne laissa repartir la jeune fée que de longues heures plus tard, les bras chargés de nouveaux bijoux et de quelques étoffes scintillantes. Resté seul dans sa chambre, l’elfe se laissa retomber en arrière sur son grand lit moelleux, sans se soucier des boites et des bijoux qui trainaient encore sur les draps.
L’avenir ne lui avait jamais paru aussi incertain.
Il n’avait pas peur du croquemitaine, non. Il était protégé par les clauses du contrat, et savait que ce monstre aimait trop trainer entre ses cuisses pour envisager de le boulotter comme ça. Pour cette fois du moins, il était à l’abri.
Mais le croquemitaine reviendrait. Et si son repas ne lui avait pas plus, la prochaine fois, il serait affamé. Mordigann avait visiblement tout prévu pour épargner ses petits favoris et lui donner un plat de choix.
Mais Elendil hésitait. Est-ce qu’il devait s’en tenir à ce que son patron avait déjà planifié ? Outre le fait que ses ambitions ne lui plaisaient pas, ce qu’il avait prévu de faire mettait Elendil en danger, pour la prochaine fois. Mais est-ce qu’il était prêt à prendre des risques en bousculant les plans du patron ?
Elendil ne serait pas toujours le numéro un de la maison, il le savait très bien. Seulement, pour partir, il lui fallait de l’argent, beaucoup d’argent, et il n’était pas certain qu’il en aurait suffisamment quand dix autres années se seraient écoulées et que le croque-mitaine reviendrait réclamer son dû.
Il roula sur le ventre, bousculant ses pensées pour s’activer un peu.
Il avait d’autres clients qui l’attendaient. Il était temps que le roi Elendil se ressaisisse.



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