Quand le roi Elendil daignait honorer le salon de sa présence, il
s’attendait toujours à ce qu’il y ait une petite seconde de flottement, pendant
laquelle les autres pensionnaires suspendaient leurs discussions ou
échangeaient des regards étonnés. Elendil, hôte numéro 1 de la maison Fancy
Candies, avait d’ordinaire un carnet de rendez-vous complet des semaines à
l’avance et n’avait pas besoin d’attendre de nouveaux clients au salon, avec
les autres pensionnaires. Cependant, un léger détail avait récemment changé
dans sa vie. Et il se retrouvait maintenant avec plusieurs heures de liberté
dont il ne savait pas quoi faire. Heures qu’il réservait autrefois à se glisser
sous le bureau de son dévoué patron, mais l’envie lui était à présent passé,
pour une raison mystérieuse.
Il n’y eut pourtant absolument aucune différence avant et après
son arrivée. Ce fut à peine si quelques-uns le saluèrent. La partie Diva
flamboyante de son cœur en souffrit profondément et voulut se draper dans sa
fierté pour claquer la porte, mais Elendil parvint à surmonter l’outrage et s’avança
dignement dans le salon.
Les autres étaient presque tous là, à l’exception de Lotis, dont
le bocal était vide. Elendil plissa les yeux. Il ne voyait pas non plus la
tignasse hirsute de Purr, mais Laè était là, jambes croisées dans un fauteuil. Est-ce
que les absents étaient avec des clients, ou bien Mordigann avait-il jeté son
dévolu sur l’un des pensionnaires qui n’avait pas encore assez souvent visité
son bureau ?
Flocon s’empiffrait de crème glacée à sa place habituelle, encadré
par Inari et Aello, qui le fixaient avec effarement.
– Comment un aussi petit machin peut avaler autant de sucre
sans grossir ?
Driss, l’efrit de la maison, apparut dans un nuage de fumée
parfumée et de soieries persanes. Il s’assit en tailleur sur un fauteuil proche
de la table basse, pour renouer un turban sur ses cheveux noirs.
– J’avais toujours entendu dire que le sucre, c’était mauvais
pour les fées, fit-il remarquer en haussant les épaules.
Il y eut un petit silence, et la jeune fée releva vers eux un
visage interloqué, la cuillère dans le bec.
– Je crois que Flocon était déjà corrompu à la base, nota
Aello avec une petite grimace.
Dans leur dos, Elendil se servit un verre d’eau sans faire le
moindre commentaire. Ses longues oreilles restaient pourtant à l’affut, épiant
les conversations de ses camarades. Lequel d’entre eux avait été choisi par
Mordigann pour le remplacer ?
Inari s’étira dans le canapé, étirant les pans de son kimono qui
avait déjà la fâcheuse tendance de n’être jamais suffisamment fermé. Le démon
renard s’était fait de nouvelles mèches pour éclaircir sa chevelure sombre. Il
était passé du vert fluo au bleu vif, après avoir longtemps hésité pour
l’orange. Les autres s’étaient abstenus de tout commentaire, une fois encore.
– Vous connaissez le dicton… « Manger du sucré, ça
adoucit ton lait ».
Laè, Aello et Driss fixèrent le kitsune d’un air profondément
horrifié. Ce dernier en gloussa de satisfaction et continua plus loin dans ses insinuations
grivoises. Il se pencha vers Flocon, battant des cils avec la bouche en cœur.
– D’ailleurs… susurra-t-il suavement, j’ai mangé énormément
de sucre ces derniers temps…
Flocon le regarda en coin, la moue innocente. Puis donna un lent,
très lent, et voluptueux coup de langue le long de sa cuillère en argent, avant
de l’engloutir d’un seul coup entre ses lèvres, pour la suçoter longuement.
Inari s’éventa de la main, l’air aussi émoustillé que ravi. Mais
alors qu’il voulait se pencher vers Flocon pour continuer sur sa lancée, ce
dernier brandit entre eux sa coupe de glace. Vide.
Il dévisagea Inari avec de grands yeux plein d’innocence.
– … tu veux que j’aille te resservir, c’est ça ?
Flocon lui fit un lumineux sourire, et avec une grimace vaincue,
Inari se leva pour aller lui chercher d’autres boules de glace, sous les
regards désespérés des autres pensionnaires.
Elendil, lui, avait plissé les paupières, et observait de loin la
jeune fée ingénue. C’était typiquement le genre de comportement qui lui
plaisait. Ne jamais rien faire de gratuit, surtout si c’était sexuel. Toutefois,
quelque chose l’interpellait à propos de Flocon.
Mordigann ne lui avait pas
porté particulièrement d’attention, depuis son arrivée. Le patron avait même
l’air de l’ignorer soigneusement.
Pourquoi ? Elendil savait bien qu’il testait lui-même chacun
de ses pensionnaires et ne tardait jamais à les attirer dans son lit.
À bien y réfléchir, Elendil non
plus n’avait jamais vraiment adressé la parole à Flocon. D’un autre côté, la
fée était tout le temps fourrée dans les pattes d’un autre pensionnaire, quand
elle ne suivait pas Laè comme un petit poussin.
Elendil ne détestait pas particulièrement Laè, mais l’elfe était
une diva, l’hôte numéro un, et il se devait de n’affecter que suffisance et
mépris, surtout envers le misérable petit selkie qui avait l’outrecuidance de
lui voler son patron.
Seulement, à présent, Mordigann pouvait bien mettre qui il voulait
dans son lit, ça ne le regardait plus. Dommage pour le patron qu’entre-temps,
Purr ait plus ou moins investi celui de Laè.
Elendil quitta le salon d’un pas distrait, et remonta le long
couloir où les portes identiques se succédaient. Au fond, tout au fond, la
vieille porte branlante de l’entrée le fixait d’un air torve. Arrivée devant
elle, Elendil hésita, puis tourna la poignée et sortit.
Le grand hall de marbre blanc était désert et l’elfe referma
derrière lui la lourde porte entre les deux grands escaliers.
Il se laissa tomber en soupirant sur une petite banquette en
velours grenat. Il n’avait pas envie d’attendre les clients au milieu des autres.
Il avait toujours préféré aller au-devant des choses et provoquer les
rencontres. Peut-être une séquelle de ses activités passées ? Le grand
lustre se reflétait sur le carrelage poli et Elendil se perdit dans la
contemplation des lumières qui se reflétaient devant ses pieds.
Attendre seul le client. Il avait passé sa vie à faire ça, et ça
ne le dérangeait plus, surtout ici. C’était agréable, dans le cadre doré de
cette maison, et il préférait la solitude à ses extravagants colocataires.
Le destin lui donna raison, car il n’attendit pas longtemps avant
qu’un bruit de pas ne lui fasse dresser la tête. Appliquant son plus beau
sourire, Elendil se leva pour aller accueillir le jeune client qui venait de
franchir la porte de la grande salle, introduit par les domestiques fantômes.
Faire des acrobaties sur le bureau de Mordigann n’avait pas qu’un
intérêt pécuniaire. Il avait eu grâce à cela un accès presque illimité aux
fiches des clients de la maison, quand il n’avait pas eu le nez collé dessus pendant
que Mordigann lui labourait les reins.
Il aurait bien tenté d’attirer le prince Adrian dans sa propre
clientèle, mais l’entourage du jeune prince avait expressément demandé une fée,
pour sa toute première visite. Toutefois, il était peut-être temps que leur jeune
client ne fréquente un nouvel hôte.
Le prince parut interloqué de voir quelqu’un venir à sa rencontre,
dans la grande salle qui était d’ordinaire toujours vide et déserte. Elendil,
la sensualité ravageuse, profita de l’effet de surprise et s’inclina devant le
prince avec grâce.
– Soyez le bienvenu, votre altesse. Puis-je vous venir en
aide ?
Adrian perdit de sa superbe princière et cligna des yeux,
hésitants. Toutes les voix résonnaient plus fort dans la vaste salle, avec un
écho déroutant. Il rendit cependant la politesse mais redressa la nuque pour dévisager
l’elfe, sans parvenir à cacher sa surprise.
– Eh bien… Il se trouve que j’ai déjà rendez-vous…
Il tenait dans sa main gantée une jolie clef dorée. Elendil la lui
déroba en effleurant ses doigts, la portant à ses lèvres pour la tapoter
distraitement. Il rapprocha leur deux corps, proches, terriblement proches,
tellement qu’il pouvait sentir le parfum du jeune prince. Il fallait que son
approche soit rapide et offensive s’il ne voulait pas laisser le temps de fuir
à Adrian. Le serrer dans ses filets avant qu’il ne s’échappe.
– Cette clef ouvre toutes les portes…et cette maison recèle
des plaisirs que vous ne pouvez pas soupçonner…
Il planta son regard dans les yeux du prince, le sourire enjôleur.
Adrian était aussi grand que bien bâti, splendide dans son bel uniforme
immaculé. Elendil, pourtant, avait tout autant de charme. Et plus que tout,
savait mieux que quiconque comment le mettre en valeur. Il savait que personne
ne pouvait résister à ses grands yeux vifs, aux reflets changeant, tantôt bleu
lagon, tantôt verts forêt.
Même Mordigann s’y noyait toujours. Ils recelaient la promesse de
milles délices auxquels il était difficile de renoncer.
Adrian se laissa troubler. Il baissa accidentellement le regard
sur le corps d’Elendil, s’attardant sur le morceau de peau blanche que
dévoilait les boutons défaits du col de sa chemise, sur les jambes fermes que dessinait
le pantalon de l’elfe.
Le prince déglutit.
– Vous êtes… Elendil… j’ai entendu parler de vous… On dit que
vous êtes le trésor de la maison.
L’elfe eut un sourire flatté et inclina gracieusement la tête.
– J’aime à penser que ma réputation a contribué à faire celle
de l’établissement…
Adrian déglutit, confirmant à son interlocuteur que ce n’était pas
en mal qu’on avait parlé de lui au jeune prince. Il en fut ravi.
– Mais… c’est avec Flocon que j’ai rendez-vous… hésita le
jeune homme d’un air embarrassé.
– Une fée qui ne connaît pas la moitié de ce que j’ai à vous
offrir, susurra Elendil en se penchant dans le creux de son oreille. Les
charmes de l’innocence sont grisants mais passagers… ils n’apportent qu’ennui
et lassitude une fois qu’on y a gouté.
Adrian n’émettait pas de farouche résistance. Encore sous le coup
de la surprise d’avoir été intercepté dès son arrivée, il était facile de le
séduire et de le détourner de son but premier. Il était venu pour une chose
précise, mais ne l’avait pas encore obtenue, ni même aperçue. Il suffisait de
lui faire miroiter quelque chose de plus tentant encore.
Plein d’audace, Elendil effleura doucement son torse large, joua
avec le strict col militaire de son altesse royale.
– Laissez-moi vous faire découvrir le véritable plaisir….
Il se hissa sur la pointe des pieds, et le prince ferma les
paupières bien avant que les douces lèvres d’Elendil ne viennent effleurer les
siennes.
La porte claqua et une fée furibonde déboula dans le hall, d’un
pas chargé de reproche. Elle plissa les paupières et fixa Elendil avec
insistance, d’un regard clairement vindicatif. Elendil sourit, l’air narquois.
Premier arrivé, premier servi.
– Flocon… ! sursauta le jeune prince, saisit de
culpabilité. Je…
– Allons, votre altesse, souffla Elendil avec perfidie. Vous
n’êtes là que vous votre propre plaisir… notre seul intérêt est votre satisfaction…
vous êtes libre de choisir avec qui vous voulez passer votre rendez-vous.
Flocon ouvrit grand la bouche, voulant protester, mais la referma
aussitôt pour bouder. Il se planta entre eux en croisant les bras. Il n’avait
rien à dire pourtant, il savait qu’Elendil avait raison. C’était au client
d’avoir le dernier mot.
Adrian secoua la tête d’un air embarrassé.
– Je serais bien incapable… de choisir entre vous deux…
tenta-t-il de glisser pour se sortir de ce mauvais pas.
Elendil nota qu’il avait à moitié remporté la victoire. Adrian
hésitait vraiment, au lieu de le repousser en bloc. Le petit aperçu qu’il avait
eu et la réputation d’Elendil devaient titiller sa curiosité, au point de le
faire douter de son choix de la jeune et jolie fée.
Le prince était la cible de regards insistants, aussi exigeant
l’un que l’autre. Pris dans une impasse diplomatique, il tira sur le col de son
vêtement pour réussir à déglutir.
Elendil retint un soupir. Les princes étaient aussi téméraires qu’empotés.
Il ne fallait pas attendre d’Adrian qu’il prenne les choses en main.
-Dans ce cas…
L’elfe se para de son plus beau sourire séducteur… et se glissa
tout contre Flocon, posant la main sur les reins découverts de la jeune fée,
rapprochant leurs deux corps avec un regard enjôleur.
– Pourquoi ne pas nous choisir tous les deux ?
Si Adrian parut surpris, il ne fallut que deux ou trois bonnes
secondes à Flocon pour comprendre ce qu’il voulait dire et afficher son plus
beau et plus pur sourire candide. L’idée n’avait pas l’air de lui déplaire.
Elendil sut qu’il venait de remonter prodigieusement dans son
estime. Il était probablement passé du plus bas échelon jusqu’au sommet de
l’échelle. Ca l’amusa plus qu’autre chose.
Le jeune prince hésita encore, malgré tout. Avoir deux sublimes
créatures à ses pieds ne semblait pas être un argument suffisant. Ou peut-être
que ça le gênait ? Ces princes charmants étaient tous les mêmes, pudibonds
et chevaleresques. Pourfendre des dragons avec leurs grandes épées, ça, ça ne
leur posait pas de problème. Mais utiliser une autre sorte de glaive pour
empaler d’autres types de créatures… La plupart avaient besoin d’un petit temps
d’adaptation pour admettre l’idée de ne pas être aussi charmants que les contes voulaient le faire croire. Surtout ceux aussi
parfaits qu’Adrian.
Pourtant, Elendil disposait d’arguments de poids. Son regard
troublant, étincelant comme des joyaux. Et les battements de cils candides de
Flocon, qui loin de rechigner à l’idée de partager son client, semblait trouver
l’idée très enthousiasmante et y avait adhéré en moins de temps qu’il n’en
fallait pour le dire.
– Je ne sais pas trop… bredouilla le jeune prince.
Adrian laissa courir ses doigts le long des hanches souples
d’Elendil. Le dos calé dans un énorme coussin blanc, le prince avait plus l’air
d’être assis qu’allongé, la nudité altière. Il exhala un soupir satisfait.
– J’ai eu raison de vous faire confiance, Elendil.
L’elfe sourit avec une modestie feinte. Bien sûr qu’il avait eu
raison. Un petit prince était bien assez pour deux, une fois qu’on lui avait
fait croquer dans le bon biscuit sablé pour lui donner un peu plus d’énergie.
Il n’y avait rien de plus flatteur pour une virilité royale que d’être capable
de satisfaire deux créatures affamées en même temps. Et d’être encore capable
de les honorer de multiples orgasmes, comme en témoignait la colonne de chair
toujours logé entre les cuisses d’Elendil, encore fièrement tendue alors qu’il
ruisselait toujours de sa royale liqueur.
Chevauchant le jeune prince, suavement penché sur lui, Elendil
tentait d’occulter cette sensation aussi plaisante que désagréable. Il avait
connu des clients bien plus endurants que ça, et qui eux, remplissaient véritablement son corps chaque fois qu’ils venaient
en lui. Mais pour un humain… il devait avouer que les biscuits revigorants
d’Inari s’étaient révélés efficaces.
Il ne comptait plus le nombre de potentiels héritiers qui
s’étaient gâchés dans ses draps, aux creux de ses reins ou dans la moiteur de
sa gorge. Peut-être qu’il aurait dû se faire surnommer Régicide, au lieu de Roi
Elendil. Mais Mordigann n’aurait peut-être pas goûté à la plaisanterie
graveleuse.
– Je vous l’avais dit, mon prince… deux langues valent mieux
qu’une…
Il illustra ces paroles en se pourléchant les babines, dardant
cette même langue, agile et rosée, qui avait combattu celle de Flocon pour la
primeur de goûter au sceptre royal. Adrian semblait avoir apprécié la joute,
appuyant sur l’une et l’autre de leurs nuques pour décider entre quelles lèvres
roses il voulait se glisser, quand il ne se retrouvait pas coincé entre leurs
joues, toutes les deux aussi douces que la peau des abricots.
– J’ignorais que cette maison contenait un tel trésor. J’accordais
si peu de crédit aux racontars des courtisans…
– Parfois, les rumeurs peuvent être vraies, susurra Elendil
en capturant les larges mains du prince pour l’inciter à caresser à loisir son
corps tiède.
Adrian se laissa faire, envoûté. L’elfe connaissait son affaire.
Elendil savait cultiver sa beauté d’elfe, aussi masculine
qu’éthérée. Il cachait sous des vêtements élégants des trésors raffinés de
joaillerie et d’orfèvrerie. Avec une pince ou un peigne en or, il attachait
toujours ses cheveux au-dessus de sa nuque pour la dégager, elle et ses longues
oreilles. Sa chevelure retombait sur ses reins comme un voile brillant et
soyeux, qui accompagnait avec grâce chacun de ses mouvements. Il coiffait
soigneusement sa frange pour qu’elle mette en valeur les tiares en or qui
ceignaient son front, serties en leur milieu d’un joyau chaque jour différent,
selon qu’il voulait faire ressortir l’éclat bleu ou vert de ses grands yeux.
Il ne portait pas de colliers ni de bagues, trouvait que ces
artifices le rendaient trop féminin, surtout alors qu’il devait aussi plaire à
une large clientèle féminine. Mais larges manchettes et bracelets joncs, ça, il
ne s’en privait pas. Et parfois d’autres bijoux plus subtils et raffinés, qui
soulignaient le pouvoir érotique de ses hanches ou l’arrondi d’un téton. Il les
réservait pour les occasions particulières, pour surprendre, étonner, séduire
ses clients privilégiés. Toujours de l’or jaune, jamais d’autres teintes ou d’autres
métaux. Il voulait être lumineux, brillant, solaire. Les autres matériaux, sur
sa peau blanche, faisaient penser à la lune plutôt qu’au soleil.
Adrian était sous le charme, indéniablement. Il caressa du dos de
la main l’ovale du visage d’Elendil, et ce dernier happa au passage l’un de ses
doigts qu’il suçota goulument.
– Sa majesté désirerait confirmer mes talents… ?
ronronna-t-il en lapant la pulpe de son doigt.
Le jeune prince répondit par un rire et se laissa tomber en
arrière dans l’oreiller, contredisant la vigueur de son membre, solidement
planté entre les reins de l’elfe.
– Plus tard… je ne voudrais pas t’épuiser comme ce pauvre
Flocon…
Ils jetèrent un regard amusé à la petite créature à leur côté.
La fée dormait du soleil du juste, complètement éreintée. Les
boucles de ses cheveux étaient à moitié brisées, gisaient tout autour de son
visage assoupi. Couché sur le flanc, il leur tournait le dos, sans doute pour
ne pas être dérangé et pouvoir continuer sa sieste en paix. Un voile de soie
blanche cachait à peine l’une de ses cuisses nues, la chute de ses reins était
encore humide.
– Il a l’air si pur, souffla doucement Adrian, subjugué.
Elendil faillit s’étrangler. Le pauvre prince devait être persuadé
d’avoir complètement éreinté sa pauvre petite fée fragile, qu’il croyait
initier depuis quelques temps déjà aux plaisirs de la chair.
Il ne semblait pas vouloir admettre que Flocon était loin d’être
débutant. Il ne l’était plus depuis longtemps, et ce bien avant leur première
rencontre.
En attendant, le prince devait être assez fier d’avoir réussi à assommer
son insatiable petite fée. De sommeil, Elendil voulait bien croire que Flocon
en avait besoin, mais sans doute pas à cause du prince. Plutôt par la faute des
cinq Leprechaun qui étaient venus lui rendre visite plus tôt dans la matinée.
Leur arrivée avait même un peu surpris Elendil. Il n’y avait pas vraiment fait
attention, mais est-ce qu’ils n’étaient pas seulement quatre, la dernière fois
qu’ils s’étaient présentés ?
– Vous l’avez épuisé, le pauvre, souffla Elendil en flattant
du bout des doigts les pectoraux du prince.
Ce dernier eut une moue songeuse en observant la jolie fée,
attendri.
– Je lui avais ramené un présent… je n’aurai même pas eu le
temps de le lui… oh !
Il observa soudain Elendil avec une moue contrite, comme s’il
venait seulement de se rappeler d’un insignifiant détail. En l’occurrence, que
son érection était toujours logée entre les cuisses de l’elfe qui le
chevauchait.
– Je suis navré… je n’ai rien pour vous, bredouilla-t-il avec
une naïveté touchante.
Elendil ne put s’empêcher d’éclater de rire, de sa voix chaude et
chantante.
– Je ne sais pas ce qu’on vous a dit sur moi, mais ça ne
devait pas être flatteur. Je ne suis plus un petit garçon, je ne vais pas vous
faire une scène parce que vous avez un présent pour lui et pas pour moi.
Il caressa doucement la mâchoire du jeune prince, aussi tendre
qu’enjôleur.
– Et j’ai déjà été suffisamment gâté, vous ne trouvez pas ?
lui fit-il remarquer avec une œillade amusée, désignant tous les bijoux qui le
paraient.
Adrian sourit d’un air un peu rêveur, un sourire plein de charme,
dont il n’avait probablement même pas conscience.
– Aucun bijou ne serait trop beau pour honorer votre beauté.
– Alors honorez-moi d’une autre façon ? le provoqua l’elfe
en se penchant pour lui mordiller la lèvre inférieure.
Adrian descendit ses mains
le long de l’échine d’Elendil, en une longue caresse qui s’éternisa sur la
chute de ses reins. La proposition semblait lui plaire et le sourire de l’elfe
s’élargit. Il ancra ses prunelles aux yeux envoûtés d’Adrian, pour recommencer
à bouger suavement sur sa hampe.
Même s’il ne se défendait pas si mal, surtout après avoir mangé
sans le savoir quelques petits biscuits spéciaux, le petit prince était loin
d’avoir le coup de rein sauvage de Mordigann. Être au-dessous d’Adrian après
avoir été écrasé par le torse puissant du patron, c’était comme faire du trot
sur un poney après avoir galopé avec un somptueux étalon. Alors il préférait
rester dessus, pour pouvoir mener la chose à son goût.
Elendil se reprit vivement. Et puis d’abord, pourquoi seulement
penser à faire la comparaison ? Il se fichait bien des coups de rein de
Mordigann.
Ils ne lui manquaient pas. Il pouvait très bien vivre sans.
Flocon cligna doucement des yeux. Il mit un tout petit instant à
reconnaître l’endroit. Puis il serra les poings pour s’étirer longuement, ouvrant
un si large four qu’il aurait pu faire bailler les meubles à leur tour.
La chambre d’Elendil était de loin la plus grande de toute la
maison. Elle disposait de ses propres bains privés et se situait à l’étage,
après quelques marches cachées derrière une porte. Tout y était élégant et raffiné,
jusqu’à la belle tapisserie damassée qui recouvrait les murs, bleue, dorée et
rouge.
Elendil avait beaucoup de meubles, en bois massif et verni, qui
devaient receler autant de trésors d’étoffes et de joyaux.
Mais ce que Flocon préférait, c’était son lit, qui ressemblait à
une grande et belle barque rectangulaire. Le cadre du lit était fait de planches
sculptées avec art. Quand il s’asseyait sur le bord du matelas, les pieds de
Flocon touchaient à peine terre, comme s’il était assis sur un très haut
fauteuil. La tête de lit était un haut panneau de bois, qui supportait le grand
rideau de velours que l’on pouvait refermer tout autour de lit pour l’isoler du
reste de la chambre. Collé contre le mur plutôt qu’installé au milieu de la
pièce, on s’y sentait bien, une niche douillette et agréable, aux draps
immaculés. Un cadre idéal pour qu’Elendil puisse y déployer toute l’étendue de
ses talents.
Flocon se frotta les yeux et s’agenouilla sagement sur le matelas.
L’elfe était avec lui, en haut du lit, une jambe pliée sous son corps, le coude
appuyé sur son autre genou. Il portait un peignoir de soie grise et s’était
débarrassé de tous ses bijoux et de ses ornements. Flocon en fut surpris, ayant
peu l’habitude de le voir avec les cheveux lâchés.
Ce n’était plus le roi Elendil, mais Elendil tout court, comme on
pouvait parfois le croiser au saut du lit. Sans fards, sans ornements, sans
carapace autour de lui.
La fée songea qu’il avait l’air plus vieux. Et plus las, aussi,
moins flamboyant, comme le soleil un jour d’éclipse.
L’elfe avait posé devant lui tout une armada de jolies boites et
de coffrets à bijou. Il fouillait dedans d’un air songeur, triait
consciencieusement rivières de diamant, colliers de perles, bracelets
d’argents.
Il tendit à Flocon une petite pochette en velours, sans même lever
les yeux vers lui.
– Adrian a laissé ça pour toi.
Surpris, Flocon attrapa la pochette et l’ouvrit sans perdre de
temps. Ses grands yeux azur s’écarquillèrent quand il en extirpa un collier.
Trois gros cabochon en pierre de lune étaient enchâssés dans des entrelacs
argentés, rehaussés de petites perles noires.
– Il a bon goût, fit remarquer Elendil avec un minuscule
sourire. Ou de bons conseillers. Vas-y, met-le… C’est que le premier cadeau que
tu reçois. Y en aura d’autres.
Presque intimidé –sentiment assez rare, pour lui-, Flocon noua le
bijou autour de son cou pâle. Elendil fit pivoter l’un de ses coffrets pour que
la fée puisse se contempler dans un petit miroir placé sous le couvercle.
Il cligna des yeux, peu habitué à se voir porter de vrais bijoux,
mais devait avouer que ça ne lui allait pas si mal. Il souleva la masse vaporeuse
de ses cheveux défaits pour dégager sa gorge et sa nuque, pouvoir se contempler
à loisir.
Elendil lui tendit une pince à cheveux argentée, garnie de perles sombres,
pour qu’il puisse accrocher sa chevelure.
– Tu ne portes que des bijoux en glace ou en cristal. C’est
dommage, tu mérites mieux que ça.
Il le contempla une seconde, le visage impénétrable.
– Viens voir.
Flocon s’approcha tout doucement et s’agenouilla à côté de lui,
s’émerveillant des trésors que possédait l’elfe. Ce n’était pourtant qu’une
toute petite partie de ses richesses ; il semblait conserver là tout ce
qui n’était pas en or, ou autrement dit, tout ce qu’il ne portait pas.
– Il te faudrait des perles… de l’aigue-marine… hm… (il leva
une boucle d’oreilles garnies d’améthystes pour la poser contre l’oreiller de
Flocon) … plutôt des couleurs claires… un ou deux diamants peut-être.
Elendil remplissait un petit coffret avec toutes les plus jolies
pièces qui correspondaient à ses observations. Flocon ouvrit grand la bouche,
mimique qu’il avait sans doute volée à Purr sans s’en rendre compte. Puis il
fronça les sourcils et secoua vaguement la tête, refermant le coffret pour le
pousser vers Elendil, ce qui eut pour seul effet de faire sourire ce dernier.
– C’est juste des vieilleries que je n’ai jamais eu le temps
d’aller revendre. Ça fera de la place. Et le rendez-vous avec Adrian a été mis
sur mon compte, rajouta-t-il avec un innocent clignement des paupières. Disons
que c’est… ton paiement ?
Flocon sembla réfléchir un court instant, avant d’hocher la tête.
Comme le pensait Elendil, la jeune fée n’en avait pas grand-chose
à faire, de ses rétributions.
Pas lui. Ce n’était pas pour rien que les autres pensionnaires se
payaient sa tête en douce. Mordigann lui-même lui disait souvent que ses yeux
n’étaient pas vert forêt, mais plutôt vert billet. Elendil n’en avait cure, les
laissait raconter ce qu’ils voulaient sur son compte –et il trouvait de toute
manière que le vert des billets était très joli.
Surtout, il se moquait encore plus de ce que pensait Mordigann.
Il ne savait même pas pourquoi il gardait Flocon dans sa chambre.
Il avait juste pensé que ça serait un bon moyen pour découvrir si oui ou non, leur
patron avait touché la jeune fée. Mais même si c’était le cas, il n’en avait
rien à faire, non ? Il y avait des choses plus urgentes dont il devait se
préoccuper.
Le croquemitaine, par exemple.
En tant qu’hôte numéro un, il n’avait aucun souci à se faire, mais
ce n’était pas une raison pour se reposer sur ses lauriers. Les autres ne
savaient rien, heureusement pour lui. Il n’y avait que Mordigann qui était au
courant pour les conditions spéciales et la venue imminente du croquemitaine.
« Celui
de tes hôtes qui te rapportera le moins… »
Les doigts d’Elendil se figèrent sur la poignée d’un petit tiroir.
Passé une seconde d’immobilité, il se ressaisit, et tira doucement pour ouvrir
le compartiment. Il cachait un splendide pendentif incrusté de diamant, en
forme de flocon de neige.
L’elfe en fut surpris, ayant complètement oublié qu’il possédait
un tel bijou, ne se rappelant même plus qui le lui avait offert. Il songea que
le hasard faisait bien les choses.
– Avec un ruban bleu, je suis sûr que ça t’irait à merveille,
dit-il en sortant délicatement le bijou.
Flocon le regarda avec une moue curieuse, les mains sagement
posées sur les genoux. Il était plus intelligent qu’il n’en avait l’air et s’il
ne parlait pas, il n’en pensait pas moins, Elendil en était certain. Cette
jolie frimousse n’était qu’un piège, et sous sa petite caboche indigo, il
devait y avoir tout un tas d’idées qui se bousculaient.
Elendil réalisa avec étonnement que Flocon lui rappelait beaucoup
celui qu’il était quelques années plus tôt, avant de rencontrer Mordigann. En
plus optimiste. Et moins miséreux.
La fée considéra le bijou en battant des cils. Les plis de sa
bouche trahissaient un air pas très convaincu qui amusa beaucoup l’elfe.
– Tu sais, tes jolies paillettes et tes grands yeux bleus, ça
devait bien marcher pour piéger les hommes dans ta forêt, soupira-t-il en
cherchant un pochon pour ranger le pendentif. Mais ici… Ça marchera peut-être
un petit moment, mais les clients connaitront vite ta réputation. Tu dois viser
plus haut. Tu peux avoir beaucoup mieux.
Flocon le fixa avec surprise. Il ne s’attendait sans doute pas à
recevoir autant de considération de la part du roi Elendil. Ce dernier s’agaça
légèrement, en réalisant qu’il allait peut-être trop loin dans les compliments.
Et pourtant… ça lui brûlait la langue de dire ça, mais il était
sincère. Flocon pouvait devenir exactement comme le bijou qu’il venait de lui
trouver, un diamant étincelant et hors de prix. Alors pourquoi Mordigann ne
l’avait pas lui-même prit sous son aile ?
S’il y avait bien quelque chose qui le tracassait au sujet de la
fée, c’était bien ça.
Mordigann patron ne l’avait pas mis dans son lit, ne lui avait
rien appris, l’avait à peine conseillé sur la façon d’accueillir les clients.
Il aurait pu tailler ce diamant brut pour en faire un trésor exceptionnel, une
rareté parmi les richesses de la maison, qui lui aurait rapporté gros. Les fées
masculines étaient rares et on se serait déplacé de loin pour le voir. Mais
c’était à peine si Mordigann en avait fait la publicité.
En y réfléchissant un peu, Elendil pensait savoir pourquoi, mais
l’explication ne lui plaisait pas. Ça
l’énervait même profondément. Tout à coup, une idée saugrenue lui passa par la
tête, une idée qu’il trouva diablement tentante.
– Je pourrais t’apprendre, si tu veux.
Flocon le fixa, aussi surpris qu’hésitant. Ses mèches indigo
étaient froissées. Elles avaient plus l’air de tire-bouchons que de jolies
boucles. Ses lèvres rondes avaient toujours un petit air boudeur, ingénu, aussi
séduisant que trompeur.
– Ca ne me gênerait pas, précisa Elendil avec désinvolture.
Toi, l’argent, tu t’en moques. Tu ne me ferais pas de la concurrence.
Et ce pauvre petit Flocon
avait tellement été négligé par Mordigann. Il fallait bien que quelqu’un
rattrape ça, non ?
Elendil ne prétendait pas avoir le coup de rein de leur patron, ni
être seulement capable de trouver un client qui en ait un aussi torride, mais
il était certain que Flocon ne serait pas vraiment frustré d’avoir raté une telle
expérience. Avec de bons conseils, l’elfe était persuadé de pouvoir lui trouver
de bien meilleurs rendez-vous, et beaucoup mieux payés. Même en gardant pour sa
propre personne une petite commission au passage.
– Pense à tous les gâteaux que tu pourrais te payer, si tu
devenais le numéro deux.
Les yeux de Flocon brillèrent si fort qu’Elendil sut qu’il avait
gagné.
Il ne laissa repartir la jeune fée que de longues heures plus
tard, les bras chargés de nouveaux bijoux et de quelques étoffes scintillantes.
Resté seul dans sa chambre, l’elfe se laissa retomber en arrière sur son grand
lit moelleux, sans se soucier des boites et des bijoux qui trainaient encore
sur les draps.
L’avenir ne lui avait jamais paru aussi incertain.
Il n’avait pas peur du croquemitaine, non. Il était protégé par
les clauses du contrat, et savait que ce monstre aimait trop trainer entre ses
cuisses pour envisager de le boulotter comme ça. Pour cette fois du moins, il
était à l’abri.
Mais le croquemitaine reviendrait. Et si son repas ne lui avait
pas plus, la prochaine fois, il serait affamé. Mordigann avait visiblement tout
prévu pour épargner ses petits favoris et lui donner un plat de choix.
Mais Elendil hésitait. Est-ce qu’il devait s’en tenir à ce que son
patron avait déjà planifié ? Outre le fait que ses ambitions ne lui
plaisaient pas, ce qu’il avait prévu de faire mettait Elendil en danger, pour
la prochaine fois. Mais est-ce qu’il était prêt à prendre des risques en
bousculant les plans du patron ?
Elendil ne serait pas toujours le numéro un de la maison, il le
savait très bien. Seulement, pour partir, il lui fallait de l’argent, beaucoup
d’argent, et il n’était pas certain qu’il en aurait suffisamment quand dix autres
années se seraient écoulées et que le croque-mitaine reviendrait réclamer son
dû.
Il roula sur le ventre, bousculant ses pensées pour s’activer un
peu.
Il avait d’autres clients qui l’attendaient. Il était temps que le
roi Elendil se ressaisisse.
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