Une bonne odeur de pain grillée suivait Bernabé tandis qu’il
poussait devant lui le chariot du petit déjeuner. Dans le grand salon rouge,
les autres pensionnaires commençaient déjà à prendre place. Aello inspira à
plein poumon, tirant une chaise pour s’attabler. Inari somnolait encore, à
moitié avachi sur l’épaule du golem qui le soutenait tant bien que mal. Driss
leur tendit à chacun une généreuse tasse de café fumant.
Le soleil matinal brillait à travers les carreaux des
fenêtres. Il n’y avait pas de moment plus agréable pour prendre son petit
déjeuner, et Lotis les rejoint bientôt, encore ensommeillé. Cela faisait
désormais plusieurs semaines qu’ils avaient pris l’habitude de prendre leur
premier repas tous ensemble, dans le confort douillet du salon rouge. Plus
tard, la pièce serait remise en ordre pour qu’ils puissent y attendre les
premiers clients. Mais en attendant, ils prenaient des forces, et savouraient
ce moment de calme et de convivialité.
On entendait à peine le vacarme qui résonnait au loin. Les
portes qui claquaient, les éclats de voix et le bruit sourd des objets jetés
contre les murs. Cela couvrait à peine le chant des oiseaux. Aello se surpris à
soupirer de béatitude, un chocolat chaud à la main.
– C’est drôle, mais je crois que je m’y suis habitué. Ça me
manquerait de ne plus être réveillé par ce boucan.
– Moi aussi, admis Bernabé avec une grimace. Et puis, du
coup, on se lève tous à la même heure. Shamash, s’il te plait, tu pourrais me
passer la confiture ?
Le golem s’exécuta en retenant un bâillement, tandis que les
autres acquiesçaient avec plus ou moins d’entrain.
Driss suspendit soudain sa tasse dans les airs, étirant un
sourire narquois.
– Tiens, le roi Elendil est tombé du lit ?
L’intéressé, qui venait d’ouvrir la porte du salon, se contenta
de lui jeter un regard ensommeillé. Emmitouflé dans un peignoir bordeaux, il
avait les traits tirés et les cheveux emmêlés. Une image rare, qui pourtant ne
choqua personne. Compatissant, Aello lui tendit une tasse de café que l’elfe
accepta avec gratitude. Il en avala une longue gorgée, sans même prendre la
peine de s’asseoir.
– Qu’est-ce que font ces trois idiots, ce matin ?
dit-il finalement de sa voix enrouée par le sommeil.
Les autres haussèrent les épaules. Lotis, occupé à beurrer
une tartine de pain pour la recouvrir de poisson grillé, leva brièvement la
tête.
– Je crois que Dawn a accusé Flocon de lui avoir volé un
client.
Elendil fit la moue. Cela ne serait jamais que la troisième
fois, cette semaine. Il sirota une autre gorgée de café.
– Et Nox ?
– Encore avec son rendez-vous d’hier soir, répondit Driss
d’un ton narquois.
Cette fois, l’elfe frissonna. Il n’avait pas envie d’en
savoir plus. Quelqu’un devrait probablement passer voir si tout allait bien, un
peu plus tard, mais les clients qui optaient pour la compagnie du
croque-mitaine le faisaient à leurs risques et péril. Mordigann n’acceptait pas
de laisser rencontrer n’importe qui. Et il leur faisait toujours signer une
décharge.
Elendil s’appuya d’une main au dossier d’une chaise pour finir
sa tasse de café, puis s’en resservir. Un domestique entra en flottant
au-dessus de la pièce, pour tendre du courrier à Aello.
Intrigué, ce dernier fixa l’adresse sur l’enveloppe avant de
la retourner, ouvrant de grands yeux ravis.
– Oh ! C’est une carte de Purr et Laè !
Un regain d’enthousiasme traversa la table et la harpie
s’empressa d’ouvrir la lettre à la pointe de son couteau. Un flot d’eau salée
coula dans son assiette, accompagné de sable doré et de quelques coquillages. Aello
sortit avec précaution une carte postale intacte, chassant un petit crabe
encore accroché par la pince au papier cartonné. Lotis le recueillit dans ses
mains, pour le glisser dans ses cheveux.
– Ils sont arrivés dans la famille de Laè, commença Aello en
parcourant la missive des yeux. Ils comptent y rester encore quelques jours, le
temps de faire visiter les fonds marins à Purr.
– On devrait leur dire de revenir passer une ou deux
semaines ici, proposa Inari. Ça fait longtemps qu’on ne les a pas vu.
Les autres approuvèrent l’idée, et la carte postale passa de
main en main, chacun voulant la lire de ses propres yeux. Laè n’avait jamais
donné autant de nouvelles que depuis qu’il avait retrouvé sa peau. À croire que
la maison lui manquait ? Il devait pourtant avoir fort à faire, avec son
loup-garou. Cela ne devait pas être une mince affaire de parcourir le monde, en
compagnie d’un mâle alpha aussi maladroit que Purr.
Un lointain choc sourd fit vibrer le plancher, sans que cela
n’émeuve personne. Encore un ou deux impacts de ce genre, et Mordigann allait
se réveiller pour aller séparer de force les deux apprenties diva et les
renvoyer au travail. À moins que Nox ne se dévoue pour aller occuper l’un des
deux. Flocon, sûrement. Après tous ces longs mois à le disputer âprement à la fée
des neiges, il avait l’impression que Dawn commençait à perdre de son intérêt
pour le croque-mitaine. Bien sûr, Elendil pouvait se tromper, mais son
intuition l’avait rarement contredite, dans ce genre de domaines.
Orcus avait eu du nez, en devinant que Nox serait maté en un
rien de temps par une créature de la trempe de Dawn et de Flocon. Une fausse
petite chose innocente et candide, intérieurement corrompue par le vice. Le
patron n’avait juste pas prévu qu’il réussirait à en trouver deux, ni qu’ils se
retrouveraient en même temps dans la maison.
Elendil ne s’en faisait pas trop, cependant. Il restait le
numéro un des pensionnaires. En matière de diva capricieuse, personne ne lui
arrivait à l’orteil.
Il finit par prendre une chaise pour s’asseoir avec les
autres. Les conversations allaient bon train et la table croulait sous les
bonnes choses à manger. Il avait longtemps détesté ce genre d’effusions de
convivialité. Mais étrangement, à cet instant, il se sentiat bien.
Il se rappelait encore de la première fois qu’il avait vu
Fancy candies. Ce n’était alors qu’un vieux magasin de gâteaux et de bonbons,
fermé depuis longtemps, avec un unique appartement à l’étage.
Mordigann l’avait ramené là-bas pour le dévorer. Seulement,
pour une raison connue de lui seul, il ne l’avait pas fait et avait choisi de
garder l’elfe à ses côtés.
Aujourd’hui, pour lui comme pour les autres, cet endroit
était devenu sa maison.
Et même s’il avait parfois très, très envie de déménager, Elendil
ne se voyait décidemment pas vivre ailleurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laisser un pourboire :